Le Journal La Croix, dans son édition du 29 mai, a eu la bonne idée de consacrer deux pages et demi au thème : Enseigner l’économie, une priorité. La lecture de ces feuillets montre l’ampleur du travail à réaliser pour que cette priorité s’inscrive dans les faits – y compris dans ce support de l’information économique qu’est la presse.
Le problème n’est pas une insuffisance quantitative : nous sommes noyés sous les informations dont la teneur relève de l’analyse économique. Il est bien davantage qualitatif, à commencer par la question « qu’est-ce qu’un fait économique ? » – question qui n’est pas anodine si l’on ne se limite pas aux apparences.
Prenons un exemple, que les textes publiés dans les pages citées ci-dessus n’abordent pas, celui de la vie familiale. Quand deux conjoints échangent des mots tendres ou des baisers, l’économie n’est pas absente – il y a dans leurs actions une importante production d’utilité, car Jésus avait bien raison de dire que l’homme ne vit pas seulement de pain – mais il est normal que l’analyse économique de ce phénomène vienne en complément des analyses psychologiques, physiologiques et sociologiques plutôt qu’en première ligne. En revanche, quand l’un d’eux est aux fourneaux pendant que l’autre manœuvre le lave-linge et que l’un des enfants met le couvert, la production de services ainsi effectuée selon certains principes de division du travail doit faire l’objet d’une étude au moyen des outils de la science économique. L’INSEE ne s’y trompe d’ailleurs pas : cet institut cherche à quantifier la « production domestique », et parmi les différentes mesures qu’il en fournit certaines dépassent largement la valeur estimée de la production industrielle.
Il importe donc au premier chef de ne pas limiter le périmètre de l’économie aux entreprises et aux marchés. Un « échange de bons procédés », disons par exemple d’invitations à diner, a tout autant sa place dans la réflexion économique que l’achat d’une marchandise. Les propos de Pierre-André Chiappori rapportés par La Croix, sont à cet égard plutôt décevants : il préconise simplement, dans l’enseignement au lycée des sciences économiques et sociales, plus de micro-économie, fut-ce au prix d’une réduction de la macro-économie. Comme l’interview symétrique, celle du président d’une association de professeurs d’économie dans l’enseignement secondaire, fait la préconisation diamétralement opposée, le lecteur est désorienté par ces querelles de clocher sans intérêt.
Ce que l’honnête homme a besoin de savoir, et donc ce que tout lycéen devrait apprendre, c’est que l’homme passe beaucoup de temps d’une part à produire, et pas seulement pour sa consommation personnelle, et d’autre part à consommer, et là encore pas seulement ce qu’il a lui-même produit. Cela veut dire que chacun de nous pratique assidument l’échange et la coopération. Une bonne partie de l’économie vise à comprendre comment nous coopérons les uns avec les autres, l’échange n’étant au fond qu’une des techniques qui permettent de coopérer – le don, le commandement, l’obéissance, la production de règles et de conventions, en sont d’autres.
Quant à l’échange, il importe énormément de ne pas le réduire dans nos esprits au seul marché, et de ne pas davantage restreindre le concept de production à ce qui possède une valeur marchande. Prenons l’exemple des facteurs de production : ils comprennent les infrastructures, les bâtiments, les machines, les technologies, mais aussi les êtres humains. La notion de capital ne doit évidemment pas être réservée aux biens physiques : elle s’applique tout autant à ces biens immatériels que sont nos connaissances, nos savoir-faire, et aux personnes dont le cerveau en est comme imprégné. Le « capital humain » représente d’ailleurs 2 ou 3 fois plus que le capital matériel, organisationnel et technologique, selon les estimations de certains collègues. Il faudrait que chaque bachelier ait compris que le travail est toujours la mise en œuvre de capitaux de différentes natures.
Nos lycéens devraient aussi être au courant des principes de l’organisation monétaire de la production et des échanges. La Croix cite le gouverneur de la Banque de France, mais ne fait pas remarquer que les lycéens ou étudiants désireux de comprendre le rôle dans le fonctionnement de l’économie des banques en général et des banques centrales en particulier ne trouvent pas les indications requises sur le site de cette institution. Résultat : rares sont les journalistes économiques qui rendent compte correctement de la façon dont les opérations des banques centrales influencent l’activité économique ; ils se bornent trop souvent à utiliser des images d’Épinal qui font de ces institutions des créateurs de monnaie quasiment tout puissants.
Bref, nous avons un vrai problème de formation et d’information économique. L’hypertrophie des informations quantitatives forme un contraste saisissant avec le sous-développement de l’outillage conceptuel dont disposent, en matière économique, l’immense majorité de nos concitoyens. Dans un James Bond, la responsable de l’Intelligence Service, « M », dit aux généraux va-t-en-guerre qu’ils ont tout dans le pantalon, et rien dans la cervelle. Il en va de même, hélas, de nombreux économistes, qui utilisent une formidable puissance de feu numérique pour un résultat insignifiant, parce qu’ils ne disposent pas d’un logiciel conceptuel permettant de récolter et de traiter l’information économique pertinente.
Le drame est que la production de littérature économique très mathématisée et numérisée, même quand elle ne présente pas un véritable intérêt pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons, permet de belles carrières, tout comme la production de croûtes par certains prétendus artistes permet leur enrichissement aux dépens de riches snobinards. Entre le formalisme de pacotille et le délire idéologique, la qualité scientifique de la recherche en économie laisse à désirer. Or le proverbe a raison, « le poisson pourrit par la tête » ; la déficience de la formation économique au lycée tient largement à la mauvaise qualité d’une partie importante de la recherche en économie.