En France, bien des propos stigmatisent l'Allemagne. L'argumentaire résumé est le suivant : l'Allemagne à la démographie déclinante a besoin d'une monnaie de rentiers, d'où un euro surévalué et une rigueur qui asphyxient la croissance et les capacités exportatrices de ses partenaires et voisins. Autrement dit, l'austérité imposée outre-Rhin tue notre croissance et plombe notre taux de chômage.
Toute explication a toujours une part de vérité, mais comme l'aurait démontré l'élégant Jean-François Deniau, il y a longtemps que nombre de nos produits ne sont pas compétitifs : ni en prix, ni en éléments hors-prix (niveau de gamme, qualité, innovation incorporée, etc ).
Ne nous flagellons pas ici en comparant certaines automobiles ou produits industriels. D'autant que ceci ne date pas de l'euro : il suffit de se reporter aux plans pour la machine-outil des ministres Fourcade (1975) et Monory (1978) et d'analyser la situation présente. Ou encore de relire les actes des Assises de la recherche et de l'industrie d'octobre 1982, pilotée par un certain Louis Gallois, alors directeur général de l'Industrie.
Stigmatiser l'Allemagne a du sens si l'on songe à ses travailleurs pauvres et à la brutalité de certains pans de son modèle social. En revanche, il faut accepter la réplique. A meilleure preuve, le jugement péremptoire et hasardeux de la Chancelière sur la notion de salaire minimum. Cette prise de parole, de la part de quelqu'un de très maitrisée, est un indice additionnel de l'exaspération et de la lassitude de l'Allemagne.
Les plans d'ajustement en Irlande et au Portugal ont laissé des traces et les 250 milliards prêtés, au total, à la Grèce sont une cicatrice intellectuelle et pécuniaire pour Berlin.
A l'heure où le parti Alternative pour l'Allemagne, fondé sur l'idée d'une sortie de la zone euro, ne cesse de progresser dans les sondages, Angela Merkel va être contrainte de durcir son discours pour demeurer électoralement crédible au regard des échéances de septembre prochain.
Il y a aussi des mois que le président de l'IFO (Institut für Wirtschaftsforshung), Hans-Werner Sinn, réclame de faire table rase et d'affirmer, une bonne fois pour toutes, l'hégémonie retrouvée de l'Allemagne depuis la réussite économique de sa réunification. Le président François Mitterrand avait su donner corps au projet européen en négociant l'accord sur la réunification contre la création de la monnaie unique.
Des années après, le "fly to quality" fait que des milliards d'euros d'épargne ont rejoint les obligations allemandes et qu'une sortie de l'euro ne serait quasiment qu'une formalité. Cette force d'attraction croissante de supports allemands libellés en euros est une vraie inquiétude pour les européens convaincus.
L'échec de notre euroland, c'est que bien d'autres pays de la germanosphère (Autriche, Tchéquie, Hongrie, etc) rêvent désormais d'une monnaie commune à cet ensemble habituellement qualifié de "Mitteleuropa". De surcroît, cette devise aurait les qualités d'une zone monétaire optimale chère à Robert Mundell et souvent explicitée par Christian Saint-Etienne. A moins d'un semestre des élections, il serait illusoire de nier que ce courant de pensée file à la vitesse du train ICE dans plus d'une tête à Hambourg ou à Bonn.
Concrètement, l'Allemagne peut afficher un taux croissant d'exportations vers l'Est du monde : Chine, Japon, Corée, etc, ce qui rend son commerce extérieur moins dépendant que ne le prétendent ses partenaires européens (à condition de soustraire avec précision les pays satellites de l'Allemagne qui composent la Mitteleuropa).
Les pays européens ont pensé à leurs dettes avant de penser qu'entrer en phase de rigueur budgétaire au moment d'un fort ralentissement aurait un effet pro-cyclique tonique et aggraverait la tendance. A être vertueux quand l'économie est atone, on prend le risque de la stagnation durable. Il y a là une vraie question qui ne dépend pas que de la monnaie.
Sur le terrain de la gestion de la dette, des indicateurs sont trompeurs. Nous voulons nous rassurer en pensant à la faiblesse du niveau de nos taux d'emprunt, dont certains sont négatifs. Mais il ne le sont qu'à court terme (trois à six mois). Seuls les Pays-Bas, l'Allemagne et la Finlande présentent des taux négatifs à deux voire trois ans.
Lorsqu'on est de France et que l'on écrit sur l'Allemagne, on ne peut rester dans une logique technique car l'Histoire est omniprésente comme l'a si souvent rappelé l'éminent Professeur Alfred Grosser. En pensant aux saignées que le passé nous a infligées, en pensant à la politique de fermeté de Kennedy ("Ich bin ein Berliner"), en gardant à l'esprit les beaux sourires de novembre 1989 (chute du mur), chacun frémit à l'idée d'un éclatement de la zone euro "par le haut" alors que nous avons presque réussi à sortir des tensions qui tiraient l'euro vers le "bas".
Le 12 septembre 2012 (date à laquelle la Cour constitutionnelle de Karlsruhe s'est prononcée en faveur de la conformité du traité relatif au MES), des Allemands ont été tristes et amers : des sondages l'attestent. C'est ce vent froid qui souffle chez notre voisin qui est mauvais pour l'avenir et peut être annonciateur de bouleversements.
François Mauriac, marqué par les deux grands conflits mondiaux, avait écrit dans son bloc-notes : "J'aime tellement l'Allemagne que je préfère qu'il y en ait deux !". (Ndlr : RFA et RDA).
Sous moins d'un an, nous saurons à quoi nous en tenir. Si vous me permettez une remarque de conclusion non confidentielle – que pourrait partager l'association " Sauvons l'Europe ! " fondée notamment par Jean-Pierre Mignard - , j'aime tellement l'euro que je préfère qu'il n'y en ait qu'un. Ce qui ne dispense pas d'une discussion inter-étatique sur la gouvernance de cette belle devise.