L’interview donnée au Parisien par le Haut-commissaire à la réforme des retraites est plutôt inquiétante.
Ce texte est important puisqu’il s’agit d’une première annonce officielle relative aux modalités concrètes de la réforme. Il a donc, en bonne logique, dû être soigneusement relu par Jean-Paul Delevoye ou par le plus habilité des membres de son équipe ; si ce ne fut pas le cas, il s’agit d’un manque de sérieux qui n’augure rien de bon. Et si c’est le cas, au moins trois questions surgissent.
Le nouveau régime sera-t-il vraiment universel ?
Une formule incite à en douter : « si nous pouvons bâtir un régime dans lequel sont englobés tous les salariés du privé et du public ». S’agirait-il donc d’un régime réservé aux salariés ? Une autre phrase va dans ce sens : « Le revenu donnera un droit à points, vous aurez une portabilité des droits quel que soit le type d’employeur et le secteur. » Fort bien, mais quid des assurés sociaux qui sont salariés durant certaines périodes de leur existence, et travailleurs indépendants à d’autres, voire même simultanément salariés et indépendants ?
L’évolution économique et sociale ne va pas dans le sens d’un cloisonnement entre ces deux sortes d’emploi ; il existe même une tendance à utiliser des contrats intermédiaires entre le contrat de travail classique et le contrat de fourniture d’un bien ou d’un service. En à supposer que cette catégorie intermédiaire disparaisse au lieu de croître, l’avenir à long terme de la répartition des travailleurs entre salariés et indépendants nous est évidemment inconnue. Il serait donc très imprudent de reproduire l’erreur commise à la Libération, quand les pouvoirs publics renoncèrent à créer un régime vraiment universel. La viabilité à long terme des régimes catégoriels n’est pas assurée, nous avons payé assez cher pour le savoir ! Le réalisme doit l’emporter sur le désir qu’ont certains d’avoir « leur » propre régime.
Faut-il conserver un âge minimal pour la liquidation des pensions ?
Le Haut-commissaire entend « garder un seuil en dessous duquel ils ne peuvent pas partir pour éviter que cela pèse sur la solidarité nationale. L’âge actuel de 62 ans devrait être conservé. »
On comprend le problème : certaines personnes cherchent à tirer parti des prestations non contributives, telles qu’un minimum vieillesse, alors qu’elles seraient à même de gagner des droits à pension supplémentaires en travaillant jusqu’à un âge plus avancé. Mais la solution proposée est maladroite, car elle maintient inutilement une antique notion qui devrait être bannie de l’esprit des Français, celle d’âge de la retraite. La formule des points, associée au principe de neutralité actuarielle, rend les citoyens libres et responsables ; en l’adoptant nous pouvons enfin sortir de l’enfermement dans un Etat-providence qui veut faire le bonheur des gens malgré eux, à coup d’obligations : ne sabotons pas cet aspect essentiel de la réforme !
Une des dispositions les plus intéressantes des systèmes étrangers dont s’inspire la réforme envisagée est justement de ne pas définir un « âge de la retraite » mais un « âge pivot », paramètre de gestion modifiable sans intervention législative en fonction des changements qui surviennent dans l’espérance de vie. Le maintien d’un âge minimal défini par le Parlement brouillerait les cartes, sans servir à grand-chose : en effet, que vont faire les pouvoirs publics lorsque quelqu’un, ayant un poil dans la main, s’arrangera pour émarger à pôle emploi bien avant 62 ans, en attendant cet âge fatidique pour liquider sa pension ? Décourager les stratégies de tire-au-flanc sans tomber dans l’inhumanité est nécessaire mais difficile. Si le Haut-commissariat veut aller dans ce sens, l’examen au cas par cas des ressources de la personne qui veut liquider une toute petite pension, débouchant sur un suivi véritablement personnalisé des cas délicats, serait bien préférable à une formule bureaucratique qui torpille le principe même de liberté responsable, fondement d’un bon système de retraites par points.
Quelle place le nouveau système attribuera-t-il au fait d’engendrer et d’éduquer des enfants ?
La réponse à la question des « compensations pour (…) les mères qui s’arrêtent pour élever les enfants » est affligeante. Cette question, pour maladroite qu’elle fût, fournissait l’occasion de rappeler que les retraites par répartition dépendent totalement de la mise au monde et de l’éducation des enfants. Peu de nouveau-nés, ou des jeunes formés en dépit du bon sens, cela signifie à terme une diminution de la générosité de tout système de retraites par répartition. Cette forme d’assurance vieillesse repose en effet entièrement sur l’investissement dans la jeunesse, puisque ce sont les enfants et les jeunes d’aujourd’hui qui seront les cotisants de demain.
De ce fait, considérer les droits à pension liés à la mise au monde et à l’éducation des enfants comme une « solidarité » analogue à l’attribution de droits aux chômeurs et aux invalides est un contresens économique d’une extrême gravité. Le Haut-commissaire pose la question : « si l’on estime que la majoration pour enfants est une politique de caractère familial, doit-elle être financée par la solidarité des salariés ou par la solidarité nationale via l’impôt ? ». Si l’on a une conception réaliste du fonctionnement effectif de la retraite par répartition, la réponse est évidemment : « ni l’un, ni l’autre ». Pour le comprendre, il suffit de se référer à ce que disait Alfred Sauvy : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Dès lors que l’on a pris conscience de cette réalité incontournable, attribuer des droits en fonction des enfants élevés (et certes pas sous forme d’un pourcentage de la pension basée sur les revenus, formule qui avantage indument les riches !), ne saurait découler de la « solidarité » au sens d’assistance : il s’agit de simple justice, la justice que l’on appelle parfois « commutative » (recevoir l’équivalent de ce que l’on a fourni).
Que la réforme des retraites conserve dans un premier temps l’absurde attribution des points au prorata des cotisations versées au profit des « anciens » peut être admis, en attendant le passage à une formule économiquement rationnelle donnant des points au prorata de l’investissement réalisé dans la jeunesse. Mais il est désespérant que l’on n’envisage même pas, en France, de faire l’équivalent ce qui a été instauré en Allemagne, lors des réformes de 1992 et 1999, concernant la prise en compte des enfants dans le calcul de la pension.
Rappelons succinctement ce dispositif allemand : chaque enfant donne droit à autant de points que trois années de cotisation au salaire moyen. Autrement dit, élever un enfant est productif de droits à pension au même titre que cotiser, et d’ailleurs ces droits sont calculés en faisant comme si les parents versaient une cotisation vieillesse supplémentaire. Depuis 1999, il n’est plus nécessaire, pour y avoir droit, qu’un parent s’arrête de travailler. Une restriction existe, mais elle concerne uniquement les couples bénéficiant de deux hauts salaires : la somme de la cotisation fictive et de la cotisation effective ne doit pas dépasser la cotisation correspondant au plafond de la sécurité sociale.
Nonobstant cette restriction, le dispositif allemand constitue un pas intéressant en direction d’une véritable contributivité en matière de droits à pension : outre-Rhin, élever un ou des enfants a enfin été reconnu comme une contribution au système de retraites par répartition. Sortir, fut-ce symboliquement, de l’humiliante situation actuelle dans laquelle les véritables contributeurs aux pensions à venir sont traités comme des assistés, serait pour la France un progrès considérable. Il n’est pas encore trop tard pour que Jean-Paul Delevoye s’en fasse le promoteur.