Accaparement des terres : entre bénéfices techniques et agriculteurs africains spoliés

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Par Jean-Paul Charvet Modifié le 18 juin 2013 à 4h55

Alors que l'ONU (l'Organisation des Nations Unies) vient de déclarer « année de l'agriculture familiale » l'année 2014, le « land grabbing » (l'accaparement de terres agricoles par des investisseurs étrangers) poursuit sa marche en avant au rythme de plus de 10 000 hectares par an (soit le 1/3 de la surface agricole utile de la France) après un pic à plus de 30 000 hectares en 2009 et malgré un léger ralentissement de ce mouvement depuis 2011.

La population mondiale s'accroît, les cours des céréales explosent

Le dynamisme de la demande alimentaire mondiale des dernières décennies se poursuit du fait de la « transition alimentaire » (c'est-à-dire de la place croissante occupée par les protéines d'origine animale dans les régimes alimentaires, en particulier dans ceux des pays émergents), de l'urbanisation croissante des populations et de la croissance démographique : la population de la planète s'est accrue d'un milliard entre 2000 et 2012 et devrait encore s'accroître de 2 milliards d'ici à 2050 pour atteindre 9 milliards en 2050. Deux rapports récents de la FAO (l'agence alimentaire de l'ONU) soulignent la persistance de ce dynamisme pour les années à venir*.

Parallèlement, depuis la crise alimentaire de 2007/2008 les cours mondiaux des principales denrées alimentaires, en particulier ceux des céréales (blé, maïs, riz) et des graines oléagineuses (soja, colza ...), ont plus que doublé en raison de la non reconstitution des stocks de report (les stocks qui passent d'une année sur l'autre), tombés au plus bas, des principaux pays exportateurs.

Les marges de progression des rendements sont désormais limitées dans les régions où ils sont déjà élevés, voire très élevés (de l'ordre de 100 quintaux par hectare pour les céréales) comme c'est le cas dans les plaines centrales des Etats-Unis ou en Europe de l'Ouest. Ceci d'autant plus que la nécessité de bien mieux prendre en compte la protection de l'environnement implique, dans les conditions techniques actuelles, une réduction du recours aux intrants chimiques d'origine industrielle (engrais, produits phytosanitaires ...)


En revanche, ces marges de progression sont importantes dans les pays et régions de la planète où les rendements des grains demeurent souvent inférieurs à 20, voire à 10 quintaux par hectare. Pour accroître ces rendements grâce à l'emploi de techniques modernes de production, une première solution consiste à mettre en œuvre des politiques agricoles fortes, garantissant aux agriculteurs des retours suffisants sur les investissements importants exigés et mettant en place les encadrements techniques, commerciaux et financiers indispensables.

C'est ce qui a été fait historiquement aux Etats-Unis (grâce à la succession des « farm bills » ou lois cadre agricoles) ou dans l'Union européenne (grâce à la Politique Agricole Commune). Toutefois une telle solution, complexe et coûteuse, ne fait sentir ses effets que sur le moyen et le long terme**.

Les investisssements étranger, une solution pour accroître le rendement des terres

Le recours à des investisseurs étrangers qui apportent techniques modernes et capitaux est susceptible de permettre de rapides accroissements des rendements par hectare sur des terres exploitées jusque-là de façon très extensive, voire laissées en jachère. Selon une étude mise sur Internet en 2013 par Landmatrix ce recours aurait déjà porté sur plus de 80 000 hectares dans le monde. Il a été retenu par de nombreux Etats, sur tous les continents, et en particulier en Afrique : plus de 60% des transactions relevées l'ont été sur ce continent, avec comme principaux pays concernés le Mozambique, le Soudan, l'Ethiopie, le Mali, le Congo (RDC) et Madagascar.

Ailleurs, cette stratégie a été retenue en Asie par des pays tels que l'Indonésie, les Philippines ou le Laos; en Amérique latine par le Brésil ou l'Argentine ; en Europe par l'Ukraine, la Russie ou la Roumanie. Plus de 700 000 hectares de terres roumaines (plus de 6% des terres agricoles de ce pays) sont désormais mises en valeur par des investisseurs étrangers. Mais quels effets d'entraînement cette stratégie peut- elle avoir sur les agricultures locales?

Ces investisseurs achètent assez rarement la terre agricole qu'ils exploitent et utilisent le plus souvent des contrats de location sur le long terme (contrats de plusieurs dizaines d'années). Ils se répartissent en deux grands groupes : d'une part des fonds d'investissements privés mettant en place des « agroholdings » tel le groupe AgroGénération présidé par Charles Beigbeder et qui, associé au groupe américain Harmelia, met désormais en valeur plus de 120 000 hectares en Ukraine (auxquels s'ajoutent 17 000 hectares en Argentine) et d'autre part des fonds d'investissement d'Etat provenant en particulier de différents pays du Golfe Persique et de Chine (2).


Si dans le cas des fonds privés l'objectif principal est de produire pour un marché mondial où les prix demeurent dans l'immédiat attractifs ; pour les fonds d'Etat ce sont des objectifs de sécurité et de souveraineté alimentaires nationales qui sont recherchés, la plus grande part des productions étant exportée vers les Etats investisseurs. Rappelons que la Chine doit importer de plus en plus de denrées agricoles (elle est à l'origine de plus de 60% des importations mondiales de graines de soja...) et que l'Arabie Saoudite importe plus de 90% de sa consommation alimentaire...

L'accaparement des terres : gagnant-gagnant en Russie, gagnant-perdant en Afrique

La proportion des productions réalisées dans les pays « hôtes » et qui demeure sur place apparaît en général modeste : la plus grande partie prend le chemin soit du marché mondial (cas des productions russes ou ukrainiennes), soit des Etats investisseurs (c'est souvent prévu dans les contrats portant sur les productions réalisées en Afrique orientale). L'impact sur l'emploi, compte-tenu du recours aux techniques les plus modernes de production reposant sur une moto-mécanisation importante, demeure en général limité.

Les conséquences sur la ressource devenue stratégique que constitue la terre agricole sont à analyser au cas par cas. Dans les pays où la terre agricole est cadastrée, ses propriétaires ne sont en général pas dépossédés de leurs biens et reçoivent des fermages (modestes) qui leur permettent, entre autres, de payer leurs impôts fonciers.

C'est le cas en Russie ou en Ukraine où les terres des anciens kolkhozes (coopératives de production agricole) ont été redistribuées aux villageois après la chute du système communiste. Mais dans les pays comme les pays africains où la terre agricole demeure rarement cadastrée et où les agriculteurs ne disposent que de droits d'usage coutumiers sur leurs terres, les autorités locales, sensibles à certains avantages proposés par les investisseurs étrangers, peuvent ne pas prendre en compte ces droits et priver des agriculteurs de leurs outils de production donc de leurs moyens de survie.
Une forte originalité des investissements chinois par rapport à tous les autres est qu'ils s'accompagnent de la venue de nombreux agriculteurs : on dénombrerait désormais près d'un million d'agriculteurs chinois répartis entre 18 pays en Afrique***.

*FAO : « La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture », juin 2013.
OECD/FAO : « Agricultural Outlook, 2013-2022 », juin 2013.

**CHARVET (J.-P.) : "Atlas de l'agriculture. Comment nourrir le monde en 2050 ? », Autrement, 2nde éd. 2012.

***Paysans et société, n°337, janvier-février 2013.

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Jean-Paul Charvet est professeur émérite (en géographie agricole et rurale) à l'Université de Paris Ouest - Nanterre - La Défense. Il est également correspondant National de l'Académie d'Agriculture de France.

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