L’abandon de tout mécanisme régulateur de la monnaie est lourd de conséquences. La dette américaine devient hors de contrôle, lentement mais sûrement…
Ce discours, vous l’avez certainement entendu plusieurs fois. Derrière celui-ci, la répartie de certains est toute trouvée : « à force de crier au loup, vous aurez certainement raison un jour ou l’autre. » Si je lis correctement la pensée de ces auteurs, leur réponse nierait toute utilité à réaliser des analyses de conjoncture. Par analogie, elle s’apparenterait à balayer d’un revers de main l’intérêt d’une météo à trois jours au prétexte qu’il fait beau à l’instant où celle-ci est présentée. Les grandes oeuvres nécessitent du temps pour prendre forme et l’impatience humaine est souvent en décalage avec leur calendrier.
Une grande oeuvre se prépare et doit être considérée avec attention, quand bien même elle ne surviendrait pas du fait de mesures drastiques, prises in extremis ; ce que tout le monde souhaite. Mais quelles mesures pourraient être prises pour parer au pire ? Est-il encore temps ? Pour bien comprendre la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui, il faut prendre conscience du stade où en sont arrivés les Etats-Unis. Même si la France reste le pays de référence en matière de gastronomie et de luxe, les Etats-Unis d’Amérique restent sans conteste le plus puissant de la planète, aux plans financier, économique, monétaire et militaire. Le bulletin de santé de ce géant doit donc être attentivement suivi pour anticiper d’éventuels troubles au niveau planétaire. Que révèlent les premières analyses faites sur le patient ?
La dette américaine atteint des niveaux stratosphériques
Le rapport entre le montant de la dette d’un Etat et son produit intérieur brut (la richesse produite) est un des marqueurs importants à examiner pour apprécier la santé d’un pays. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’effort colossal produit par les Etats-Unis pour mettre à genoux les forces de l’Axe avait fait exploser l’endettement du pays. Le ratio de la dette de l’Etat fédéral américain rapportée au PIB dépassait 118% en 1946. Néanmoins, à cette époque, la santé financière des Etats-Unis n’était mise en cause par personne. D’abord parce que la situation était conjoncturelle, ensuite parce que le niveau des réserves d’or monétaire du pays – 17 848 tonnes d’or en 1945 et 20 663 tonnes en 1952 – compensait très largement les éventuelles inquiétudes liées à cet endettement. Mais ces beaux jours sont maintenant loin, bien loin derrière nous. Qui aurait pu croire qu’en 2017 l’endettement global des Etats-Unis – soit plus de 20 000 Mds$ désormais – rapporté à la richesse produite par le pays puisse atteindre le niveau qu’il avait atteint en 1944, soit 105% ?
Toute personne s’intéressant un tant soit peu à l’histoire de notre pays a une idée bien arrêtée sur les sacrifices humains incommensurables et l’effort industriel titanesque qui ont été nécessaires pour libérer l’Europe et l’Extrême-Orient en 1945. Cet effort industriel est sans commune mesure avec tout ce qui s’est fait avant et même après. Les Etats-Unis y ont joué un rôle majeur.
Quelques chiffres permettent de le comprendre concrètement : de 1940 à 1945, les Etats-Unis ont construit près de 300 000 aéronefs dont plus de 200 000 avions de combat, 57 porte-avions, 48 croiseurs, 349 destroyers, 35 000 engins de débarquement, 34 millions de tonnes de navires marchands, 108 000 chars de combat et véhicules blindés, près de 2,4 millions de véhicules de toutes sortes, 257 000 pièces d’artillerie, 2,6 millions de mitrailleuses, 41 milliards de munitions individuelles, etc., sans oublier la conception et la fabrication des premières bombes nucléaires. Des chiffres qui dépassent l’imagination encore de nos jours.
Aujourd’hui, le budget américain de la Défense semble plus raisonnable, mais ce n’est qu’une apparence. En effet, avec plus de 600 Mds$ en 2016 les dépenses américaines pour la défense nationale représentent plus du tiers de l’ensemble des dépenses de défense de la planète. Washington consacre l’équivalent de 3,3% de son PIB, soit près de 16% de l’ensemble des dépenses réalisées par le gouvernement fédéral, à la fonction de défense. En comparaison, la moyenne de l’ensemble des pays se situe autour de 2,2%. En termes d’effort budgétaire seuls des pays comme la Russie (5,3%), l’Arabie saoudite (10%), Israël (5,8%) et les Etats du Golfe consacrent, en proportion du PIB, plus d’argent que les Etats-Unis à leur défense.
Mais les Etats-Unis y consacrent une part importante depuis des lustres. Dans le graphique ci-dessous, j’ai représenté l’évolution, à partir d’un même indice 100 en 1940, du PIB et du budget de Défense américain. Ce simple graphique révèle que les années 1980 (mandats de Reagan) puis la période 2001 à 2012 sont à l’origine d’une véritable explosion des dépenses militaires, dépassant en rythme annuel la progression de la richesse aux Etats-Unis. Ainsi, alors que la richesse produite est passée de l’indice 100 en 1940 à 18 043 en 2016, les dépenses allouées à la défense américaine sont passées de 100 à 35 745, ce qui représente un surplus de 1% de croissance annuelle sur la période par rapport à celle du PIB.
Sur ce graphique, la période 2012-2016 fait figure d’exception à l’instar des années 1990. Cela peut-il augurer d’un retournement de tendance et d’une accalmie durable sur les dépenses militaires ? Rien n’est moins sûr à la lueur de l’actualité de ces derniers jours.
L’Etat fédéral va continuer de faire croître ses dépenses militaires
En effet, le 26 septembre dernier, le nouveau chef d’état-major interarmées, le général Joseph Dunford, était auditionné par le comité des Forces armées du Sénat. Répondant à la question d’un sénateur lui demandant quelle était la principale menace à laquelle les Etats-Unis allaient devoir faire face dans la prochaine décade il répondait : « si je regarde jusqu’en 2025 et que je considère la démographie et la situation économique, je pense que la Chine représente probablement la plus grande menace » ; il continuait en suggérant aux sénateurs une augmentation du budget du Pentagone de 3 à 7% pour ces prochaines années « afin de maintenir un avantage compétitif ».
Ne nous voilons pas la face, ce genre de propos augure de l’obsolescence prochaine des prévisions actuelles du budget de Défense et donc les chiffres que je viens de vous présenter seront rapidement dépassés par la réalité des prochaines années. La dette publique fédérale a dépassé en 2017 le niveau des 20 000 milliards et, si rien n’est entrepris pour la maîtriser, les 30 000 milliards seront atteints dans 10 ans.
Parallèlement, l’Etat US aura de moins en moins de ressources budgétaires à sa disposition
Cette dette de 20 000 Mds$ se décompose en deux parties :
- d’une part, la dette détenue par le public (particuliers, fonds de pension et spéculatifs, assureurs, institutions financières américaines et étrangères, banques centrales étrangères, Réserve fédérale, etc.), c’est la partie qui est cotée sur les marchés ;
- et, d’autre part, la dette dite intra-gouvernementale, c’est-à-dire détenue par les organismes sociaux qui échangent auprès du Trésor américain leurs liquidités excédentaires (cotisations perçues diminuées des prestations versées et des charges de gestion) contre des obligations à taux préférentiels de l’Etat fédéral.
Dit un peu crûment, l’Etat fédéral rafle les liquidités qu’il réaffecte à son budget et l’opération est simplement portée sur le grand livre des comptes de la dette américaine. Cette dette intra-gouvernementale représente donc des sommes entièrement dépensées, répertoriées sous l’appellation de Government Account Series (GAS), que l’Etat se doit à lui-même. Les plus optimistes vous diront que tout cela n’est pas dramatique puisque la dette détenue par le public ne dépasse pas 14 615 Mds$, soit en proportion 75% du PIB à l’été 2017, et que seule celle-ci est soumise à la loi du marché.
Selon eux, il faudrait donc mettre sous le tapis les 5 550 Mds$. Or, ces milliards sous forme d’obligations fédérales sont la contrepartie attendue pour le financement des retraites de millions d’Américains. Si, par exemple, ces obligations se dépréciaient, pour une raison ou une autre, comment seraient payées les millions de retraités des prochaines générations ? Sachant que les Etats-Unis, comme tous les pays, sont d’ores et déjà touchés par le vieillissement de la population, l’époque pendant laquelle les cotisations étaient excédentaires sur les prestations versées fait place désormais à un déficit systématique.
Tôt ou tard le marché finira par imposer sa loi… et ses prix
L’autre partie de la dette, celle détenue par le public, pose d’autres problèmes au gouvernement fédéral. Elle est détenue par deux acteurs majeurs :
- d’une part les étrangers recyclant leurs dollars d’excédents commerciaux, soit un montant total de 6 250,3 Mds$ (soit environ 45% de la dette détenue par le public) dont les principaux détenteurs sont la Chine, pour 1 166 milliards de dollars, et le Japon, pour 1 113,1 Md$
- et, d’autre part, la Réserve fédérale (Fed qui a absorbé depuis 2008 une quantité importante des émissions obligataires pour calmer toute hausse de taux. La Fed détient en effet à ce jour 2 864,1 milliards de dollars de la dette fédérale (au deuxième trimestre 2017), soit 20% de la dette détenue par le public.
Avec l’aide de la Fed, les gouvernements américains successifs sont arrivés à maîtriser l’explosion de la charge des intérêts versés aux créditeurs. Avec une dette à de tels niveaux, le moindre accès de fièvre des taux se traduit par des sommes vertigineuses qui viennent creuser encore plus le déficit budgétaire.
Plus la dette augmente, plus les créditeurs deviennent nerveux et tendent la main pour un peu plus de rémunération en compensation du risque qu’ils apprécient. Cette fébrilité a été prise en compte dans les perspectives budgétaires du gouvernement et dans celles du Congressional Budget Office. Cela se traduit par cette impressionnante courbe ascendante du coût de la dette pour les années 2018 à 2024 dans le graphique qui suit.
Dans son rapport de juin 2017 (6), le Congressional Budget Office annonce clairement la couleur : « La probabilité d’une crise fiscale aux Etats-Unis deviendrait élevée. Le risque augmenterait de voir les investisseurs devenir peu enclins à financer les emprunts du gouvernement, sauf à être indemnisés par des taux d’intérêt très élevé si ceci survenait, les taux d’intérêt sur la dette fédérale augmenteraient soudainement et significativement. »
Le piège se referme…
S’il était nécessaire d’enfoncer encore un peu plus le clou, j’ajouterais que la dette dont nous parlons ne représente pas la réalité de l’endettement publique des Etats-Unis. Lorsqu’on aborde le sujet de l’endettement public, il est d’usage de considérer non seulement la dette de l’Etat central, mais aussi celles des administrations régionales (ou fédérales) et locales ainsi que celles des organismes sociaux et des entreprises dans lesquelles l’Etat a une participation.
Pour comparer ce qui est comparable, il faudrait, selon les critères d’évaluation de la dette du Traité de Maastricht, parler d’un endettement réel des Etats-Unis de 120% du PIB. Car aux chiffres que je vous ai présentés plus haut doivent s’ajouter, a minima, 3 000 Mds$ (7) d’endettement des Etats de l’Union, des comtés et des communes américaines.
Quelle issue s’offre au gouvernement américain pour sortir du piège de la dette ?
Baisser ses dépenses militaires ? Qui peut aujourd’hui croire que les Etats-Unis seraient prêts à lâcher leur suprématie mondiale en la matière ? Une diplomatie forte va de pair avec une capacité à imposer ses vues – y compris par la force.
Baisser ses dépenses sociales ? Cela est sans doute une possibilité mais dans un pays où la protection sociale venant de l’Etat est minimale, l’effet devrait être minimal sur les finances du pays mais maximal sur l’opinion publique. La démographie est un élément qui s’impose aux gouvernements y compris sur le long terme.
Peut-on imaginer un seul instant que la Réserve fédérale revienne en arrière et cherche à remettre sur le marché l’exorbitante dette américaine, ou simplement une partie de celle-ci, sans que les taux d’intérêt n’explosent et mettent à mal les budgets de toutes les entités étatiques américaines (fédéral, Etats, comtés, communes, systèmes sociaux, GSE, etc.) ?
Pour ma part, je n’y crois pas un seul instant. Prise à son propre piège, la Réserve fédérale continuera l’action entreprise en 2008 et renforcée en 2013 d’une manière ou d’une autre. Sa seule marge de manoeuvre sera de laisser croire que tout est sous contrôle par une communication aussi obscure qu’inutile. Un candidat à l’élection présidentielle américaine interrogé par un journaliste de CNBC en mai 2016 sur ce qu’il ferait, s’il était élu, pour maîtriser la dette répondait :
« J’emprunterais, sachant que si l’économie s’effondre, vous pouvez toujours passer un accord. Et si l’économie est en forme, c’est bon. Donc, vous ne pouvez pas perdre. »
Ce candidat a été élu et siège désormais dans le Bureau ovale. Je vous laisse imaginer le scénario de ce film catastrophe : « Les Etats-Unis d’Amérique renégocient leur dette publique avec leurs principaux créditeurs ». Ce jour n’arrivera pas tout de suite, mais une multitude de scénarios intermédiaires ont une forte probabilité de survenir à moyenne échéance. En attendant, à votre avis, si ce jour devait néanmoins arriver, que vaudrait le billet vert et que vaudrait l’or ?
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