Il est exceptionnel que je publie un article pour inviter à la lecture d’un ouvrage. Mais il m’est impossible, en refermant 40 ans dans les cités, du préfet Michel Aubouin, de ne pas en donner un très modeste aperçu, parce qu’il s’agit là d’une analyse exceptionnellement lucide d’un mal qui ronge la France sans que les pouvoirs publics fassent le nécessaire pour redresser la situation.
Un fils d’ouvrier devenu préfet
Fils d’ouvrier, l’auteur a passé son enfance dans une maison inconfortable où son père, cordonnier, tenait une boutique qui finit par péricliter, puis en HLM après que son père eut trouvé un emploi d’ouvrier spécialisé. De bonnes études secondaires en internat le mènent à un poste d’enseignant dans un quartier de Dreux dit « les Chamards » habité principalement par des immigrés et d’anciens harkis. C’était en 1975, l’année où fut votée la loi Haby, prolongeant la scolarité obligatoire – loi dont il découvre immédiatement le caractère de « décision mal préparée ». Quelques années plus tard, Michel Auboin reprend ses études, réussit l’ENA, en sort dans le corps préfectoral et rejoint son premier pose en Vendée.
L’étude des « sauvageons »
Nous sommes en 19881. Différents postes vont lui donner durant la décennie suivante l’occasion de se rendre compte par lui-même des problèmes, par exemple ceux de l’immense « barre » du Haut-du-lièvre, dominant la ville de Nancy. Un passage à l’Institut des hautes études de sécurité intérieure le rend responsable d’une étude menée par une équipe d’enquêteurs dont les interviews livrent un riche matériau. Son ministre la résuma en un mot désignant ces jeunes mal intégrés dans la société française : « sauvageons ». Les constats furent assez clairs et précis : « Ils connaissaient très bien leur quartier mais ignoraient le reste ; les mots leur manquaient et ils en compensaient l’absence par une forme de violence instinctive ; dans leur représentation du monde le policier était l’ennemi, formé et armé pour leur nuire. »
Dix ans plus tard, grâce à une étude de Michèle Tribalat, démographe qui conduisit une étude sur la situation démographique et ethnographique à Dreux2, Michel Auboin constate que la situation s’est encore dégradée. La volonté de ne pas voir certaines réalités, volonté que la démographe exposa ultérieurement dans un ouvrage qui ne fit pas de bien à sa carrière, Les yeux grands fermés (Denoël, 2010), se manifesta notamment au ministère de l’Intérieur : en 1997, à l’occasion d’un changement de gouvernement, l’Institut des hautes études de sécurité intérieure fut privé de grosses pointures comme les sociologues Raymond Boudon et Lucienne Bui Trong.
Les leçons de 40 ans d’observation et d’action
Michel Auboin, après avoir occupé un poste de préfet, termina sa carrière comme Inspecteur général de l’administration et devint libre de s’exprimer. Le titre de son ouvrage, Quarante ans dans les cités, est le fruit d’une observation de longue durée du phénomène « cités » et de son évolution. Il exprime ses craintes sans détour : « La part des Français d’origine étrangère ne fera que croître au cours des prochaines années, et la part de l’Islam dans l’éventail des religions ne pourra que s’étendre, dans les mêmes proportions. Par ailleurs, nos difficultés budgétaires vont encore s’accentuer, sur le moyen terme, et rendre plus compliquée la mobilisation de moyens nouveaux ». Or « l’usage quasi exclusif des réseaux sociaux » conduit à isoler de plus en plus ces adolescents du reste de la société. « Le rapport à la vérité s’estompe, puisque plus personne n’est en mesure de contrôler la véracité des contenus. La parole officielle n’a plus de prise. Les parents eux-mêmes ont perdu tout crédit. »
Prophète de malheur, dirons certains. Oui, mais il ne s’agit nullement d’un illuminé, d’un adhérent à quelque secte annonçant la fin du monde. Tout ce qu’écrit Michel Auboin a été mûri au long d’une expérience que peu d’hommes possèdent, par un esprit expert en observation des faits, et par un homme qui, n’étant pas né avec une petite cuiller d’argent dans la bouche, a fait la preuve de capacités et d’une volonté d’aller de l’avant que l’on serait heureux de rencontrer plus souvent dans la haute fonction publique. Si ses capacités ne sont pas à nouveau utilisées, à un niveau supérieur, pour contribuer à barrer le navire France au milieu des vents et des courants violents, ce sera un beau gâchis de plus à l’actif (si l’on peut dire) de nos dirigeants.