La BCE, les taux négatifs, l’inversion des flux, et la force de la foi

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Par Alain Desert Publié le 23 août 2016 à 5h00
Euro Banque Centrale Europeenne Taux Negatifs
La BCE, les taux négatifs, l’inversion des flux, et la force de la foi - © Economie Matin
3 000 milliards €La BCE a racheté pour plus de 3 000 milliards d'euros d'actifs.

La nature est têtue, avec ses règles, ses codes, ses principes, ses lois. Les lois de la gravité nous enseignent que les eaux s’écoulent du haut vers le bas, de l’amont vers l’aval lorsqu’il s’agit des cours d’eau d’un bassin versant.

Cet exemple n’est bien sûr pas pris au hasard, et vous verrez rapidement pourquoi. Les banques centrales sont têtues, car elles orientent inlassablement leur pilotage vers des voies qui n’ont jamais été éprouvées et qui semblent sans issue. L’économie est têtue, car elle a édicté au fil des temps ses propres règles. Les économies, vues comme des systèmes, sur lesquelles les banques centrales expérimentent leurs nouvelles formules accrochées à de nouveaux énoncés (politique accommodante, politique « non conventionnelle », quantitative easing), seront-elles aussi têtues et intransigeantes que la nature, dans le respect de leurs propres règles ?

Pourquoi commencer un article sur les banques centrales et particulièrement sur la Banque Centrale Européenne en évoquant les eaux qui coulent ? Tout simplement parce que l’économie a ses propres flux, ses propres « eaux » qui coulent. Ses « eaux », c’est l’argent, la création monétaire, les flux financiers, les mouvements de capitaux. Or ces flux, de toute éternité, ont coulé dans un sens respectueux des grandes lois économiques, des lois qui semblaient immuables, insensibles au temps qui passe, aux élucubrations des hommes. Aujourd’hui tout semble remis en cause avec les politiques monétaires dites « non conventionnelles » ou accommodantes, qui entendent renverser les logiques les plus dures. Voyons comment …

La BCE et sa logique de pensée

Comme je vais l’expliquer, les taux négatifs contribuent au renversement du monde économique, à une sorte de transposition, ou à une transition de phase. Qu’appelle-t-on en physique une « transition de phase » ? Il s’agit d’une transformation d’un système provoquée par le changement d’un paramètre extérieur (ou plusieurs, tels que température, pression, champ magnétique, etc.). A partir d’un certain seuil atteint par ce(s) paramètre(s) le système change de phase ou change d’état, et doit alors évoluer en se conformant à de nouvelles règles ou nouvelles lois, souvent très différentes de celles qui opéraient avant le changement. On peut évoquer un changement de phase, un basculement, lorsque l’économie voit ses taux d’intérêts passer de territoire positif en territoire négatif, comme l’eau passe de l’état liquide à l’état solide. Ceci n’est pas du tout anodin pour l’économie, quand bien même nous raisonnions en taux réel. Effectivement, quand on aborde une réflexion sur les taux d’intérêts, il faut à fois évoquer ce qu’on appelle le taux nominal et le taux réel qui tient compte de l’inflation. Précisons qu’un taux réel, par exemple de 1%, n’a pas la même incidence sur l’économie selon que le taux nominal se situe loin ou proche du taux zéro, du fait qu’il faudra intégrer à fois les notions d’absolu et de relatif.

Exemple :
  • Taux d’intérêt à 4% avec inflation à 4%. Le taux réel est de 0%
  • Taux d’intérêt à 0% avec inflation à 0%. Le taux réel est toujours de 0%
  • Taux d’intérêt à -2% avec inflation à -2%. Le taux réel est toujours de 0%

Dans le 1er cas il y a un intérêt évident à prêter de l’argent ne serait-ce que pour compenser l’érosion monétaire. Dans le 2ème cas, il n’y a aucun intérêt à prêter étant donné qu’il n’y a pas d’inflation donc pas d’érosion monétaire (On prendrait même un risque inutile). Dans le 3ème cas, il faut vite retirer l’argent de la banque et le protéger sous son matelas (en étant dans les premiers car cela s’appelle un bankrun)  ; les effets économiques seraient équivalents en nombre et en intensité aux effets d’une variation significative de l’inclinaison de l’axe de rotation terrestre. Le comportement des acteurs économiques sera donc différent dans chacun des cas, avec un taux réel identique.

L’histoire économique ne nous avait pas encore gratifié de ces fantaisies, ou alors, très localement, à des échelles réduites. Aujourd’hui, c’est toute une zone monétaire, l’Europe, qui est touchée par ces incongruités, dont on ne sait comment elles pourraient disparaître au profit d’un retour à une « posture économique » plus sage, plus cohérente. Comme on dit souvent, il est urgent de remettre l’église au centre du village !

Une petite fiction (passage optionnel …)

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Laissons-nous un instant porter par un roman où les acteurs principaux pourraient être les membres du directoire de la Banque Centrale Européenne accompagnés des principaux responsables de la Mairie de Paris. Ces derniers désirent mettre à profit l’intelligence saillante de cette institution, très fréquemment portée aux nues par la classe politique et quelques économistes, d’ailleurs de moins en moins nombreux, pour la qualité et la pertinence de sa politique et de ses processus de gestion de crise. Imaginez une convocation spéciale des acteurs cités, pour une séance de réflexion sur une problématique de flux, comme on en a dans un système économique, écologique ou climatique. La question est simple : Quelles pourraient être les techniques à déployer pour éviter une crue centennale à Paris ? Si nos grands expérimentateurs de la finance adoptaient les mêmes logiques de pensée pour les flux physiques que celles appliquées dans le domaine monétaire, eh bien, il y a fort à parier qu’ils décideraient en cas de risque majeur, d’inverser le flux des cours d’eau et des rivières, faisant remonter les eaux de l’aval vers l’amont. Ils inventeraient un système ultrasophistiqué, « non conventionnel », j’oserais même dire « accommodant », fait de barrages, de retenues d’eau, de réservoirs, de pompes, de canalisations, de vannes, de centrales de régulations, mais toujours dans l’idée de défier les lois de la gravité, manifestant le refus des logiques naturelles qui impliquent qu’une goutte d’eau a plus de chance de descendre le lit d’une rivière que le remonter.

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Seulement voilà, il est inutile de développer une argumentation fournie pour démontrer qu’un tel système serait à la fois inutile et inopérant, sans parler des coûts, quand bien même toutes les forces mécaniques soient déployées pour contrarier les écoulements. La nature est têtue et elle n’entend qu’une seule voix, celle du respect des lois.

Alors, la politique d’inversion des flux monétaires pourra-t-elle résister à l’entêtement des forces économiques ? L’avenir nous le dira …

Le casse-tête des taux négatifs

Revenons à nos taux négatifs. Les taux négatifs sont un véritable casse-tête pour le commun des mortels. Ils froissent nos logiques, ils perturbent nos certitudes, ils mettent en cause les théories apprises. Aucun livre, aucun manuel pratique nous enseigne que le monde économique peut marcher à l’envers en opérant l’inversion des flux. D’ailleurs comment pourrait-on donner un sens à quelque chose qui ne peut en être doté ? On imagine aisément que les gouverneurs de banques centrales jonglent avec ces concepts et ces idées d’un nouveau genre, d’une nouvelle époque. Peu importe si le monde économique, de tout temps, a intégré qu’un emprunteur doit s’acquitter d’un intérêt et que le prêteur entend être rémunéré pour une renonciation temporaire à son argent, pour un risque encouru, et pour la valeur du temps. La BCE se fiche complètement des logiques, elle théorise, elle expérimente, elle innove, elle risque, elle renverse, elle inverse. Peu importe les conséquences, les casseurs n’étant pas les payeurs.

Les banques centrales ont créé depuis 3 décennies ce qu’on appelle l’économie de bulles. Allez comprendre pourquoi ! La mécanique est simple : résoudre une crise en créant les éléments, les ingrédients qui seront à l’origine de la suivante, souvent plus grave que la précédente. Résoudre une crise en positionnant les taux d’intérêts à zéro et en créant de grandes masses de liquidités (quantitative easing ou QE), qui vont doper les marchés financiers, les marchés immobiliers (l’argent doit se placer quelque part …), qui en formant des bulles et de multiples distorsions dans les systèmes, provoqueront la nouvelle crise. La périodicité des crises est de l’ordre de 7 ans depuis 1987 (1987, 1994, 2001, 2008), mais rien ne dit que cette périodicité, oh combien surprenante, perdure. Le « non conventionnel » s’est transformé en « piège infernal », immobilisant l’action des banques centrales qui ne savent plus comment sortir du dogme des taux zéro. Elles jouent la fuite en avant, avec la technique du toujours plus, amplifiant sans cesse les frictions, les torsions, les distorsions, les dérives, les divergences. Nos systèmes économiques perdent ainsi leurs schémas d’équilibre, avec le risque de rencontre de points de bifurcation nous portant sur des voies dont on peut craindre les prochaines déflagrations.

Inversion des flux monétaires

Pourquoi donc l’économie se porterait mieux en inversant un mode de fonctionnement qui perdure depuis des siècles. Jamais les grands penseurs économiques n’ont imaginé un système où on inverserait la logique fondamentale. Etaient-ils insuffisamment éclairés pour ne pas l’avoir imaginé, les Adam Smith, Ricardo, Keynes, Walras et les autres ?

Parler des taux d’intérêts, c’est convoquer deux types d’acteurs économiques : les prêteurs et les emprunteurs. Habituellement et je dirais même de tout temps, les taux d’intérêts furent positifs, respectant une logique implacable selon laquelle le risque et le temps se rémunèrent. Prêter, c’est renoncer pendant un temps donné à une somme d’argent donnée. Donc en fonction du risque que l’on estime encourir et du temps pendant lequel on renonce à cet argent, le marché animé par la dure loi de l’offre et de la demande va fixer un prix, un taux de rémunération (Cf ; courbe des taux d’intérêts). Quoi de plus logique ! Il serait stupide ou idiot de donner de l’argent à celui à qui on veut bien prêter pour qu’il veuille bien nous emprunter. Eh bien, c’est ce qui se passe aujourd’hui avec les états emprunteurs, et c’est peut-être ce qu’on nous imposera demain avec une rémunération négative de nos comptes courants ; l’imagination des hommes est infinie.

Mais, me direz-vous, si les taux deviennent négatifs, ne serait-ce pas le résultat des mécanismes de marché, d’une logique économique respectueuse de la confrontation de l’offre et de la demande, anéantissant ainsi ma petite démonstration! Or, sans entrer dans les détails techniques, il est reconnu que les banques centrales biaisent les lois du marché, d’une part en fixant les taux directeurs toujours plus bas, et d’autre part en créant d’énormes masses de liquidités, le tout faussant la logique de détermination des prix (entendez par là, taux d’intérêt, rémunération de l’épargne, prix des obligations et des actions, prix du risque, valeur du temps), avec de surcroît un interventionnisme débridé axé sur des acquisitions de milliards d’actifs, faisant naître de graves déséquilibres. J’ouvre une parenthèse en précisant que la mission d’une banque centrale n’est pas de se constituer un patrimoine à la faveur des facilités de la création monétaire. Aujourd’hui le bilan de BCE dépasse 3000 milliards d’euros. Le président de la BCE n’a à ma connaissance jamais évoqué le devenir des actifs portés à son bilan. Seront-ils détruits (création monétaire définitive), portés à échéance (destruction de l’équivalent monétaire donc création monétaire temporaire), ou bien revendus ? Mais au fait, qui contrôle la BCE ?

Quelques exemples d’inversions de flux

  1. Prêteurs et emprunteurs : En toute logique, les flux de rémunération liés aux crédits vont de l’emprunteur vers le prêteur. Aujourd’hui c’est l’inverse qui se produit, tout du moins pour l’argent prêté aux Etats et même à certaines entreprises. Les flux en question vont désormais du prêteur vers l’emprunteur. Le prêteur perd de l’argent en prêtant et l’emprunteur en gagne en empruntant !!! J’imagine que cela ne manquera pas de heurter quelque peu votre bon sens.
  2. Dettes des Etats : Dans le même esprit, l’Etat français emprunte à taux négatifs pour ses besoins de financement. Ce qui était une dépense ou une charge devient une recette. Plus l’Etat emprunte plus il gagne de l’argent. La ligne budgétaire a changé de signe !
  3. Les épargnants : Jusqu’à présent l’épargnant gagnait de l’argent par la rémunération de son épargne. Aujourd’hui, la politique monétaire de la BCE vise à ruiner ces derniers en positionnant les taux toujours plus bas. N’a-t-on jamais parlé de l’euthanasie des rentiers ? Les flux ne sont pas encore inversés, mais pourraient bien l’être demain, … ils sont simplement réduits dans leurs débits.
  4. Relation BCE et banques commerciales : Habituellement, l’argent déposé à la BCE par les banques commerciales était rémunéré, et les prêts accordés à ces mêmes banques soumis à des taux positifs. A présent, les comptes de dépôts des banques commerciales sont amputés par des taux négatifs et leurs emprunts rémunérés. Le positif devient négatif et le négatif devient positif. Là encore, on observe une inversion des flux

Conclusion

Les explorateurs de la BCE n’ont pas oublié les petites notions mathématiques apprises au collège. Non contents d’une économie de crédit basée depuis la nuit des temps sur les nombres positifs, ils convoquent désormais les nombres relatifs pour exprimer les taux, qui font que désormais il faudra admettre que le monde animé par l’argent est relatif (Einstein ne s’en plaindrait pas), et que si l’activité économique recule, on aura, même en restant immobile, cette agréable sensation de progresser.

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Ingénieur en informatique, Alain Desert a longtemps travaillé sur des plates-formes grands systèmes IBM où il a eu l'occasion de faire de nombreuses études de performances. Il est un adepte de l'approche systémique.

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