Dans un précédent article, j’ai expliqué pourquoi il était possible d’imposer des taux négatifs aux souscripteurs d’obligations et à certains détenteurs de comptes à vue : beaucoup d’agents économiques ont besoin de reporter vers le futur l’usage d’une fraction de leurs revenus, et si cela leur coûte au lieu de leur rapporter, ils n’arrêtent pas leur accumulation de monnaie, d’épargne liquide et d’assurance vie dite « en euros » (qui correspond surtout à des placements obligataires). Jusqu’à maintenant, la durée des obligations à taux négatif ne dépassait pas dix ans. La décision du gouvernement allemand d’émettre des obligations à 30 ans au taux – 0,11 % est une « première », un pas de plus sur le chemin périlleux de l’épargne fondante, qui me fait revenir sur ce sujet.
En effet, un « ras-le-bol » se manifeste : malgré le montant minime de cette émission, 2 Md€, elle n’a été souscrite qu’à hauteur de 860 M€, soit 43 % ; la Bundesbank a dû se charger des 1140 M€ dont les investisseurs institutionnels n’ont pas voulu. Cela n’est pas encore un coup d’arrêt à la spoliation des épargnants, mais c’est un signe prémonitoire : les institutions qui gèrent l’épargne du bon peuple commencent à sentir qu’en matière d’euthanasie du rentier « trop, c’est trop ».
L’actuelle euthanasie des rentiers
L’expression « euthanasie du rentier » est employée ici dans son sens ordinaire, bien différent de celui que Keynes lui avait donné dans les « notes finales » de la Théorie générale. Pour Keynes, il s’agissait de « l’euthanasie du pouvoir oppressif cumulatif du capitaliste d’exploiter la valeur-rareté du capital. » Ou encore « l’euthanasie de ce que j’ai pris l’habitude d’appeler la machine à concentrer la richesse. » Autrement dit, Keynes avait dans son collimateur le gros possesseur d’actions, qui obtenait de confortables dividendes parce qu’il n’y avait pas beaucoup de personnes capables d’investir dans des entreprises de grande envergure. Ces capitalistes ne sont actuellement pas du tout menacés par les taux négatifs ; au contraire, ils en tirent profit, en s’endettant pour acquérir encore plus d’actions et de biens immobiliers. La spoliation à laquelle nous nous intéressons ici est celle des épargnants qui effectuent des placements du genre livret A et assurance-vie en euros plutôt qu’en unités de compte. Celle des épargnants modestes ou simplement « à l’aise » qui désirent mettre un peu de pouvoir d’achat en réserve pour « le cas où » et, s’ils en ont, pour leurs enfants.
Ces personnes et ces familles-là n’ont pas les connaissances voulues pour investir en bourse et, sagement, elles cherchent des placements « tranquilles ». Or ce sont ces placements rémunérés par un taux d’intérêt et non par un dividende ou une plus-value qui font actuellement l’objet d’un pillage en bonne et due forme quasiment organisé par les banques centrales. Celles-ci avaient traditionnellement pour objectif le maintien du pouvoir d’achat de l’unité monétaire. Or, depuis quelques années, elles ont changé leur fusil d’épaule : elles estiment désormais devoir soutenir l’économie en facilitant une certaine érosion monétaire. Sans doute n’a-t-on pas suffisamment prêté attention à cette inversion des objectifs des banquiers centraux qui, cessant d’être les gardiens de la stabilité monétaire, se sont transformés en soi-disant protecteurs de la croissance économique. Par malheur pour les petits et moyens épargnants, ils ont estimé que cette croissance exige des taux d’intérêt réels très faibles, voire même négatifs, de façon que l’épargne choisisse l’investissement en fonds propres.
L’investissement risqué peut fort bien être financé en partie par de l’épargne sans risque
L’idée selon laquelle l’épargne « tranquille », genre livret A ou assurance vie en euros, n’est pas capable de contribuer de manière massive au financement des entreprises, est fondée sur des préjugés. Les pays où les fonds de pension fournissent une part conséquente des retraites en sont la preuve : ces fonds investissent massivement en actions, et néanmoins ils procurent à leurs adhérents des rentes ne comportant qu’un aléa raisonnable. Cet aléa serait égal ou même inférieur à l’aléa inhérent à la technique de la répartition si celle-ci ne disposait pas de l’appui presque inconditionnel des pouvoirs publics : ceux-ci trichent impunément en augmentant les taux de prélèvement sur les actifs pour tenir les promesses imprudemment faites aux adhérents.
Les fonds des livrets d’épargne servent d’ailleurs largement à l’investissement dans la pierre, et bien qu’il s’agisse souvent d’une « pierre » qui n’est pas de qualité supérieure (les HLM, dont la gestion n’est pas la septième merveille du monde), cela ne pose pas de grand problème. Si les livrets et l’assurance vie en euros, c’est-à-dire à capital garanti, servaient pour une part conséquente à financer l’investissement des entreprises, non seulement sous forme de crédits, mais aussi sous forme de fonds propres, cela serait moins dangereux pour la sécurité de l’épargne liquide que l’usage qui en est fait actuellement pour permettre au Trésor public de boucler ses fins de mois.
Le lancinant problème du déficit public
Le vrai problème est celui du déficit public, ou plus exactement de la partie de ce déficit qui ne correspond pas à des dépenses d’investissement. C’est ce déficit qui conduit les banques centrales, trop complaisantes à l’égard des Etats, à procurer à ceux-ci, par la technique des taux négatifs, des ressources aussitôt gaspillées en dépenses de fonctionnement excessives.
Les taux négatifs constituent en quelque sorte le moyen mis au point depuis quelques années pour permettre à un certain nombre d’Etats, dont l’Etat français, de ne pas engager les efforts de bonne gestion requis pour que l’impôt et les cotisations sociales couvrent la totalité des dépenses publiques non destinées aux investissements nets. Notre récent article relatif à la loi de transformation de la fonction publique (La folie administrative bat son plein) montre à quel point de délabrement en est la gestion des administrations publiques. La France, comme bien d’autres pays, pourrait être nettement mieux administrée pour un coût nettement inférieur. Les intérêts négatifs constituent un impôt qui ne dit pas son nom destiné à rendre possible la continuation de cette gabegie.
Les banques centrales, en instaurant des taux négatifs pour les dépôts des banques « de second rang » qui leur servent à engranger des montagnes d’emprunts d’Etat eux-mêmes à taux négatifs, ont joué un rôle clé dans cette organisation mortifère. Elles peuvent, si elles le veulent, nous sortir de cette situation dont la gravité empire. Quand le maître d’école voit que la récréation est en train de dégénérer, son rôle n’est pas d’applaudir la mauvaise éducation de ses élèves, mais de les rappeler efficacement à l’ordre. Espérons que Christine Lagarde jouera à la tête de la BCE ce rôle d’instituteur à l’ancienne, qui sifflera la fin d’une « récré » qui a mal tourné.