En 1966, Jacques Dutronc s'émouvait déjà en claironnant « sept cent millions de Chinois, et moi ? et moi ? et moi ? » A l'époque et au cours des vingt années qui ont suivi, l'Empire du milieu impressionnait surtout par le nombre de ses habitants, éventuellement par sa puissance militaire. En revanche, il apparaissait comme un géant aux pieds d'argile, dans la mesure où sa puissance économique restait particulièrement faible. Et pour cause : jusqu'au début des années 1980, le PIB chinois ne représentait qu'environ 2 % de la richesse mondiale. Il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter outre-mesure.
Dans les années 1980 et 1990, la Chine a alors décidé de s'ouvrir au reste du monde, devenant progressivement l'usine de la planète. Mais, là encore, les craintes demeuraient limitées. La Chine restait effectivement un pays globalement pauvre, qui se contentait de fabriquer des produits bon marché et de piètre qualité. Seulement voilà, à force de forger, on devient forgeron. Ainsi, pendant que les Etats-Unis pansaient leurs plaies laissées par les attentats du 11 septembre 2001 et s'employaient à guerroyer un peu partout, pendant que la zone euro s'obstinait à lutter contre une inflation fantôme et à accroître sa dette publique, sacrifiant durablement son dynamisme économique sur l'autel du dogmatisme, la Chine marquait des points.
Mieux, elle montait en gamme à tous les niveaux : qualité des produits, développement de la richesse, niveau de vie, innovations et puissance financière. De 2000 à aujourd'hui, le nombre de Chinois vivant correctement, c'est-à-dire bénéficiant d'un niveau de vie comparable à ceux des Européens, est passé de 100 millions de personnes à 450 millions. Bien entendu, les pessimistes diront qu'il manque encore 900 millions de Chinois, qui attendent de prendre le train. Pour autant, il est aussi possible de voir en eux en potentiel de croissance considérable pour une Chine, qui veut toujours plus. D'ores et déjà, le PIB chinois représente plus de 15 % du PIB mondial (en parité de pouvoirs d'achat, c'est-à-dire en corrigeant des différentiels de prix). En termes de valorisations, cela signifie qu'en base 100 en 1990, le PIB chinois réel, donc hors inflation, vaut aujourd'hui 930. A titre de comparaison, le PIB indien atteint un niveau de 430, celui des Etats-Unis 176 et celui de la France 136.
Mais surtout, au-delà de cette réussite incroyable (qui a certes des défauts : dictature, inégalités, opacité des rouages politiques et parfois économiques…), le plus impressionnant réside dans le fait que cette nouvelle puissance économique de la Chine lui a conféré une puissance financière sans précédent. A côté de l'importance grandissante de ses fonds d'investissement, l'Empire du milieu dispose, en effet, d'un « trésor de guerre » unique. En l'occurrence des réserves de changes qui ont encore atteint un nouveau sommet historique de 3 820 milliards de dollars en décembre 2013, soit 300 milliards de plus que le PIB allemand, en stock à la banque centrale chinoise.
Il y a dix ans, ces mêmes réserves de change n'étaient « que » de 1 200 milliards de dollars, c'est-à-dire le niveau actuel de celles du Japon, qui arrive en deuxième position mondial. Autrement dit, si une ou plusieurs crises arrivent demain en Chine, cette dernière pourra les résorber en utilisant ses réserves, mais aussi en agissant sur son taux de change. N'en déplaise à ses détracteurs récurrents depuis vingt ans, la croissance chinoise a donc encore de longs et beaux jours devant elle.
Mais ce n'est pas tout. Car, à côté de sa puissance économique et financière, la Chine acquiert désormais une puissance géopolitique considérable. Après avoir investi massivement dans le monde émergent (depuis l'Asie jusqu'à l'Amérique latine, en passant par l'Afrique), l'Empire du milieu s'impose de plus en plus comme un acteur incontournable en Europe. Non contente d'avoir acquis la moitié du port du Pirée à Athènes, les Chinois multiplient leurs investissements dans les entreprises européennes, la dernière en date étant PSA. Au-delà du symbole (un fleuron historique français qui passe en partie entre des mains chinoises), cette évolution est symptomatique de ce qui attend l'Europe dans les années à venir.
En effet, les pays européens sont surendettés, les entreprises européennes ont des difficultés financières et leur valeur a été dévalorisée excessivement avec la crise. Ils ont donc collectivement besoin de « cash ». Or, qui dispose d'importantes liquidités en ce moment ? Les pays émergents. A commencer par la Chine et les pays du Golfe persique. Bien entendu, à court terme, tout le monde est content : les Etats et entreprises du Vieux continent bénéficient d'un bol d'air financier et les pays émergents investissent à bon compte. Cependant, à moyen terme, les premiers risquent de perdre leur indépendance économique et financière. Dans le cas de PSA, on peut ainsi aisément comprendre que le constructeur automobile Dongfeng va désormais pouvoir profiter de la technologie et du réseau de distribution de PSA en Europe et à travers le monde.
De plus, il y a fort à parier que les investisseurs chinois, qatari et autres seront globalement bien moins conciliants que n'ont pu l'être les investisseurs américains souvent décriés depuis des années. En d'autres termes, si les Chinois estiment que l'avenir de PSA n'est industriellement plus en France, ils ne prendront certainement pas des pincettes pour fermer des usines et détruire des emplois. Et le petit poids de l'Etat dans le capital de PSA n'y changera pas grand-chose.
Au final, nous sommes en train de vivre le « revers de la médaille » de la mondialisation. Pendant des décennies, voire des siècles, cette dernière a été bénéfique aux pays développés. Aujourd'hui, si ces derniers ne s'adaptent pas et ne deviennent pas plus fort d'un point de vue économique et financier, ils vont finir par en pâtir, devenant des proies qui n'ont d'autres choix que de vendre leurs actifs pour récupérer un peu de cash. Comme on dit en Chine : « Crise !» qui signifie également en mandarin « Opportunités !»…