A quoi ressemblera la travail demain ? Quelles places occuperont les nouvelles technologies ? Comment notre lieu de travail aura-t-l évolué ? ou encore qui seront nos interlocuteurs ? Toutes ces réponses sont dans le "A quoi ressemblera le travail demain"
Le lieu de travail devient une ressource plus qu'une contrainte
C'est là un changement majeur de paradigme. On viendra à son travail d'abord parce que ce sera un moyen – un bureau, une salle de réunion, un équipement bureautique, une convivialité... – dont on aura besoin pour produire, et non pour se conformer aux horaires stipulés dans le règlement intérieur, à l'injonction de son manager ou au contrôle de la pointeuse.
Pour continuer à attirer ceux qu'elles veulent recruter, les entreprises devront comprendre, et c'est là une évolution importante, que l'environnement de travail deviendra une préoccupation majeure. Le déplacement vers son lieu de travail étant perçu comme coûteux – temps perdu insupportable dans un monde où l'on cherche constamment à gagner du temps, transport de plus en plus mal considéré sur le plan environnemental, activités sociales qu'on ne sait plus gérer si elles ne sont pas diluées dans l'espace-temps professionnel –, il faudra de solides raisons pour s'y rendre.
Tout comme le dress code, en s'assouplissant, est venu marquer un rapprochement entre sphère privée et sphère professionnelle, les espaces de travail offriront donc davantage de confort, de proximité avec des environnements plus familiers, plus chauds, plus détendus. Les entreprises qui le pourront (surtout les PME et TPE) préféreront le cœur de la Cité aux atmosphères froides des zones d'activité commerciale. Les espaces de travail seront également conçus, c'est là une seconde évolution, pour renforcer la création de valeur (au sens économique du terme).
Si l'on attend de ses collaborateurs qu'ils fassent preuve de concentration, de polarisation mentale, de capacité à traiter un projet, un dossier, une situation avec rigueur et précision, l'aménagement de leur espace, les couleurs, le mobilier, etc., seront nécessairement différents d'une situation de travail exigeant de la créativité, de l'ouverture, de l'intuition... De fait, il n'y aura pas d'espace de travail type tout simplement parce qu'il n'y aura pas un modèle type de création de valeur. Les formes d'organisation et d'aménagement du travail varieront d'une entreprise à une autre en fonction des choix que chacune aura faits. Au sein d'une même entreprise, ces formes seront plurielles en fonction des métiers concernés. Troisième évolution, les espaces de travail devront être conçus en tenant compte des possibilités qui s'offrent aux collaborateurs à l'extérieur de l'entreprise.
La concurrence avec des lieux de travail alternatifs sera rude : possibilité de travailler chez soi, de se poser quelques heures, quelques jours dans des espaces de type e-cool, de travailler pour une PME à l'atmosphère chaleureuse, créative... Si par exemple un espace de coworking est facilement accessible aux salariés dont on attend une capacité de créativité, d'ouverture, l'entreprise aura intérêt à l'investir pleinement pour concentrer ses efforts en interne sur des besoins qui ne trouvent pas de réponse à l'extérieur. Quatrième évolution consacrant le lieu de travail comme une ressource, l'aménagement d'espaces éphémères. L'enjeu sera de concevoir des espaces facilement modifiables, avec des coûts d'investissement contenus, pour permettre un renouvellement rapide en fonction de l'évolution des orientations stratégiques, des métiers et de l'environnement. À l'image des ambiances de tournage, des plateaux de production seront installés dans les entreprises de façon à pouvoir reconfigurer les lieux en fonction des besoins de la scène à tourner.
Client, investisseur, producteur ou le « tout en un »
On est tour à tour investisseur, producteur, client dans des configurations peu prévisibles, non programmatiques, aléatoires. Cette mutation est déjà à l'œuvre dans certains secteurs d'activité comme la banque ou la grande distribution.
Quand nous gérons nous-mêmes notre compte sur Internet, nous « travaillons » gratuitement à la place de notre banque quand nous passons nous-mêmes nos articles à une caisse électronique, nous « travaillons » à la place de la caissière. Mais l'exemple qui peut nous amener le plus loin pour analyser cette confusion des positions et les ressorts sur lesquels elle se fonde est sans doute celui d'organisations telles que WikiLeaks. Ce type de structure propose d'agir en mettant à la disposition du public un ensemble de moyens sans présager de ce qui sera produit si ce n'est l'objet même pour lequel l'association s'est constituée. Nous sommes loin d'une production planifiée avec ses actions prescrites, ses ressources encadrées, ses résultats contrôlés...
Bien sûr, la comparaison entre ces nouvelles formes d'entités et les organisations marchandes est limitée par des finalités et un système de contraintes très différent. Mais ce qui nous intéresse avant tout avec ces organisations d'un genre nouveau ou des formes analogues de production telles que les logiciels en open source, c'est que ces modèles proposent des systèmes de coopération ouverts, souples, agiles, rigoureux, associant plusieurs milliers de personnes... et qui marchent ! L'éphémère devrait devenir, sinon la norme, du moins une tendance montante des organisations de demain. On produira selon des configurations d'équipe ad hoc, des temporalités et des modalités nouvelles.
Première caractéristique de cette mutation, celle d'être construite autour d'interconnexions non maîtrisées a priori : une chaîne d'individus agissant en dehors de tout process global cohérent, prédéfini, maîtrisé par quelques-uns. Les maillons s'articulent les uns aux autres alors même que ce maillage n'a pas été programmé. Il devient possible de travailler (mais est-ce le bon terme ?) à plusieurs sans se connaître, depuis n'importe quel endroit, sans prescription ni supervision. Chacun configure sa place en fonction d'espaces laissés vacants ou d'actions nouvelles à construire.
Seconde caractéristique, la dispersion (géographique, culturelle, fonctionnelle) des contributeurs. Elle ne sera plus un problème car il existera de plus en plus de points d'ancrage commun matérialisés ici par des espaces numériques (plateforme, réseaux, géolocalisation) mais également par des espaces physiques (espaces de coworking, espaces e-cool...).
Troisième caractéristique, ce ne sont pas les processus (de décision, de production, de gestion...) qui primeront mais bien les moyens mis à la disposition de qui souhaitera s'en emparer. À la différence d'une organisation classique, les moyens donnés aux contributeurs l'emporteront sur les process, réduits à leur strict minimum. À charge pour chacun – et cela pose clairement des régulations à mettre en œuvre pour que ce « chacun » soit tout le monde et non une élite de privilégiés – de les repérer, de s'en saisir et de les valoriser au mieux.
Quatrième caractéristique, l'engagement de ces contributeurs sera d'une durée et d'une étendue variable, sans que des cadres préétablis ne viennent fixer de façon claire et partagée les choses. Plus précisément, il est probable que des contrats-cadre de forme multiples émergent pour fixer, dans les grandes lignes mais en conservant toute la souplesse nécessaire, les principes de la collaboration. Chacun composera entre les besoins de l'organisation et son propre système de contraintes.
Cinquième caractéristique enfin, le bénéficiaire du système pourra aussi être son contributeur. C'est même là une caractéristique majeure car elle fonde largement l'engagement, l'aisance et la souplesse nécessaire aux quatre premières caractéristiques. Une impression de « confus » pourra donc naturellement se dégager de ces nouvelles formes de production collective, mais en fait, ces positions se « confondront », voire se co-fonderont. Les sphères privée et publique se recouvreront jusqu'à ne plus avoir beaucoup de sens ni même seulement d'intérêt.
Le couple « contribution/rétribution » se complexifiera : une rétribution élevée pourra être le fruit d'une contribution faible (et inversement) si on la regarde à un instant dans un périmètre étroit. Mais si on reconstruit le chemin qui a conduit à cette rétribution, on découvrira des contributions qui n'ont donné lieu à aucune rétribution au moment où elles étaient produites, si ce n'est celle de pouvoir continuer à « jouer » en misant sur le fait que « ça paiera un jour », sans bien savoir ni quand ni quoi ni comment. On comprend mieux pourquoi les notions de planification, de répartition stable du travail, de mesure, de contrôle risquent de se vider de leur sens, voire de devenir contre-performantes.
Il s'agira au contraire d'évoluer dans un espace aux contours mouvants, de ne pas programmer (ce qui ne veut pas dire de ne pas se fixer des caps), de se réajuster en permanence, d'être dans une économie du temps fluctuante, d'accepter de contribuer sans bien savoir ce que ça rapportera et si même seulement ça rapportera, de développer les responsabilités pour permettre au contrôle de s'auto-administrer dans une certaine mesure.
Bien sûr, ce mouvement ne touchera pas tout le monde de la même manière mais il s'agira d'une tendance forte. Rappelons-le, nous ne voyons pas dans ce système un modèle qui remplacerait l'actuel et serait celui que devrait suivre nos organisations demain. Nous y percevons en revanche des caractéristiques nouvelles susceptibles de préfigurer de nouvelles formes de système de production et imposant une approche organisationnelle et managériale radicalement différente. WikiLeaks a sa propre logique qui n'est certes pas celle d'un fabricant de chaussures ou de médicaments. Mais il invente et démontre sous nos yeux que les rôles et fonctions auxquels nous sommes habitués depuis la révolution industrielle sont en train de bouger.
Les technologies ont permis ces changements, mais c'est la société dans son ensemble qui leur donnera sens.
Extrait de A quoi ressemblera le travail demain ? par Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Editions Dunod, 16 €