GPA : ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas

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Par Jacques Bichot Publié le 11 juillet 2017 à 5h00
France Gpa Decision Cour Cassation
@shutter - © Economie Matin
1,93Le taux de fécondité en France est de 1,93 enfant par femme.

Ce titre du tout dernier ouvrage de Frédéric Bastiat, écrit en 1850, est souvent d’une brûlante actualité, et pas seulement dans le domaine économique.

Son idée force s’applique par exemple parfaitement à la décision de la Cour de Cassation, en date du 5 juillet 2017, relative aux enfants nés dans le cadre d’une gestation pour autrui (GPA). Rappelons tout d’abord le raisonnement de Bastiat, avant de constater que cet arrêt l’illustre, comme d’autres pratiques ou décisions fâcheuses.

Le raisonnement de Bastiat

Les vingt premières lignes du livre de Bastiat résument de façon limpide ce qu’ensuite il développe et illustre en prenant divers exemples. Relisons-les : « Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est immédiat ; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les voit pas ; heureux si on les prévoit.

Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence : l'un s'en tient à l'effet visible ; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit et de ceux qu'il faut prévoir. Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que, lorsque la conséquence immédiate est favorable, les conséquences ultérieures sont funestes, et vice versa. D'où il suit que le mauvais économiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d'un grand mal à venir, tandis que le vrai économiste poursuit un grand bien à venir, au risque d'une petit mal actuel.

Du reste, il en est ainsi en hygiène, en morale. Souvent, plus le premier fruit d'une habitude est doux, plus les autres sont amers. Témoin : la débauche, la paresse, la prodigalité. Lors donc qu'un homme, frappé de l'effet qu'on voit, n'a pas encore appris à discerner ceux qu'on ne voit pas, il s'abandonne à des habitudes funestes, non-seulement par penchant, mais par calcul. Ceci explique l'évolution fatalement douloureuse de l'humanité. L'ignorance entoure son berceau ; donc elle se détermine dans ses actes par leurs premières conséquences, les seules, à son origine, qu'elle puisse voir. »

Application à la GPA

Examinons le cas d’espèce du 5 juillet, où il s’agit d’un enfant né d’une mère porteuse inséminée à l’étranger avec le sperme d’un homosexuel marié. Dans un communiqué de presse figurant sur son site, la Cour déclare : « En cas de GPA réalisée à l’étranger, l’acte de naissance peut être transcrit sur les registres de l’état civil français en ce qu’il désigne le père, mais pas en ce qu’il désigne la mère d’intention, qui n’a pas accouché. Une GPA réalisée à l’étranger ne fait pas obstacle, à elle seule, à l’adoption de l’enfant par l’époux de son père. »

Cet arrêt se justifie, selon la Cour, par l’intérêt de l’enfant. Elle écrit sur son site : « Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale (article 3 §1. de la convention de New-York relative aux droits de l’enfant). » On remarquera l’usage du singulier : l’intérêt pris en compte est celui de ce seul enfant, sans souci de l’intérêt des autres enfants, ni de celui des femmes susceptibles d’être exploitées par des organisations peu recommandables pour porter un enfant pour autrui, ni de l’intérêt de la société dans son ensemble. On devrait pourtant se demander ce que deviendra l’humanité le jour où il sera définitivement admis que l’enfant constitue une marchandise, objet de contrats commerciaux.

Les magistrats responsables de cet arrêt destiné à faire jurisprudence n’ont donc posé leur regard que sur ce qui se situe au premier plan, ce qui ne peut pas ne pas se voir : le bébé. Ce petit être dont la mère a été amenée, probablement par la misère, à se séparer aux termes d’un contrat léonin. La mère ? Connais pas ! Les milliers de femmes qui seront à l’avenir conduites à porter pour trois francs six sous l’enfant d’un homme qui ne leur est rien, et à s’en séparer – à moins qu’il ne présente un « défaut », car il s’agit d’une opération commerciale dans laquelle, vu le prix payé, la « qualité » du « produit » doit être excellente ? C’est leur problème ! Le développement d’une pratique dont seront victimes un nombre croissant d’enfants et de femmes, « ce n’est pas mon problème », juge implicitement la Cour, qui choisit (ou s’estime tenue) de ne pas prendre en considération les conséquences de ses actes qui ne sont pas immédiatement sous son regard.

Si Thémis est souvent représentée les yeux bandés, c’est dit-on pour symboliser son impartialité ; mais ce bandeau ne va-t-il pas finir par signifier le refus de voir certaines réalités, la volonté de juger selon des critères formels qui font abstraction des conséquences induites par les décisions prises ?

Les yeux grands fermés sur la démographie : l’exagération du vieillissement

L’aveuglement volontaire que bon nombre d’acteurs adoptent par rapport aux phénomènes démographiques a été remarquablement mis en évidence par Michèle Tribalat dans plusieurs de ses ouvrages, et notamment dans celui qui porte le titre que nous reprenons pour cette section. Il y a ce que l’on ne voit pas parce que l’on a la vue basse, ou parce que c’est bien caché, et ce que l’on ne veut pas voir. Je citerai trois exemples de cette seconde attitude, qui correspond à l’expression « les yeux grands fermés », dans des domaines autres que l’immigration, si bien étudiée par Mme Tribalat.

Le premier exemple concerne les statistiques par tranches d’âge. La plupart des grands organismes qui diffusent des statistiques démographique, tels que l’INSEE et l’INED en France, Eurostat ou l’OCDE au niveau international, utilisent imperturbablement depuis des décennies, pour mesurer le vieillissement de la population, le même âge de la vieillesse : 60 ans pour certains, 65 ans pour d’autres. Aucun d’entre eux ne prend en considération le fait que l’être humain devient vieux, en moyenne, de plus en plus tardivement, au fur et à mesure que ses conditions de vie s’améliorent. Le phénomène du vieillissement, déjà assez inquiétant dans divers pays tels que le Japon ou l’Allemagne si l’on regarde la réalité, est de ce fait artificiellement grossi par l’usage qui est fait de statistiques inadéquates.

Si l’on remonte un siècle en arrière, le pourcentage de personnes âgées pouvait être valablement calculé en comptant comme tels les plus de 55 ans. Mais aujourd’hui, il doit être calculé, dans de nombreux pays, en mettant la barre aux environs de 70 ans. Dans un pays comme la France, vouloir la retraite à 60 ans aurait eu un sens à la libération ; cela n’en avait déjà plus guère en 1981, lorsque l’Union de la Gauche réclamait cette mesure, qu’elle mit hélas en pratique deux ans plus tard.

Avoir les yeux grand fermés, cela peut être synonyme de regarder notre monde avec les lunettes qui corrigeaient correctement notre vue quelques décennies plus tôt, mais ne lui sont plus adaptées aujourd’hui. La définition bureaucratique du vieillissement nous empêche de voir le vieillissement réel – nettement moindre. Et elle encourage les pouvoirs publics à conserver indéfiniment des âges officiels de la retraite de plus en plus déconnectés de la réalité, au prix d’une grave injustice envers les travailleurs, soumis à des cotisations et impôts déraisonnables au bénéfice de jeunes sexagénaires abusivement admis à la retraite.

Démographie les yeux grands fermés : l’oubli du théorème de Sauvy et deux de ses conséquences

Le second exemple implique les législateurs, quasiment dans le monde entier. En effet, les législations des retraites par répartition justifient l’attribution de droits à pension aux assurés sociaux par le fait qu’ils paient les pensions de leurs aînés. Alfred Sauvy eut beau expliquer, au milieu des années 1970, au moment où la fécondité chuta fortement en France, que nous ne préparons pas nos retraites – en répartition – par nos cotisations, mais par nos enfants, personne ne l’écouta. Ignorant ce « théorème de Sauvy », aveuglés par la promesse irréaliste d’avoir des pensions proportionnelles à leurs cotisations vieillesse, les actifs ont accepté de verser des sommes déraisonnables, ce qui plombe aujourd’hui nos finances publiques et contribue à plonger notre économie dans la langueur.

Le troisième exemple est en quelque sorte le cousin germain du second. Il s’agit de l’interprétation des difficultés rencontrées par le système français de retraites par répartition depuis que partent à la retraite les personnes issues du baby-boom. La grande majorité des « personnes autorisées » qui commentent ces difficultés – parmi lesquelles, hélas, bien des statisticiens et des économistes qui n’ont rien compris au film – attribuent cette difficulté au grand nombre des départs à la retraite, conséquence du baby-boom d’il y a soixante ans. Or ces retraités sont ce que l’on voit, mais il y a ce que l’on ne voit pas : les millions d’enfants qui ne sont pas nés à partir de 1975 du fait de la chute de la natalité. Si ces enfants avaient été mis au monde, ils viendraient aujourd’hui et demain augmenter le nombre des travailleurs, et donc des cotisants aux caisses de retraites. Avec un nombre de cotisants augmentant plus vite que celui des retraités, l’avenir de nos retraites ne poserait pas de problème.

La véritable cause des difficultés que prévoient à juste titre des organismes tels que le COR (Conseil d’orientation des retraites) est donc le passage de la fécondité de 2,6 ou 2,8 enfants par femme à 1,8 ou 2 ; elle réside dans ces enfants qu’on ne voit évidemment pas puisqu’ils n’existent pas, c’est-à-dire dans le changement de comportement des Françaises et des Français, qui ont fortement réduit leur propension à donner la vie. En faisant croire à la population qu’il suffit aux actifs, pour avoir droit à une pension, de payer les pensions de leurs aînés, le législateur lui a bandé les yeux. En attribuant au baby-boom un problème dans lequel ce phénomène démographique n’est pour rien, des bataillons de commentateurs doctement ignares ont parachevé l’œuvre d’un législateur déconnecté des réalités. Luttons donc contre la tendance que nous avons à fermer les yeux, ou à détourner notre regard, pour ne pas voir ce qui ne nous plait pas, ou ce qui ne nous est pas familier !

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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