Je dois vous avouer humblement qu'en ouvrant Facebook depuis mon iPhone, je me suis soudainement senti le servile complice de l'ultra-capital, et pris d'une envie d'aller cultiver du blé en chemise de bûcheron. L'annonce du soutien apporté par ces deux compagnies à la congélation de leurs ovocytes par leurs salariées a jeté un froid dans tous les milieux, depuis Vita jusqu'à Marisol Touraine, en passant par Cécile Duflot (à très très juste titre) les féministes et des journalistes qui préféreraient croire au « hoax« . On les comprend. Pourtant, NBC, qui révélait l'info, n'utilise pour sa part aucun conditionnel dans son article laudateur et présente bel et bien cette mesure comme d'ores et déjà mise en place par Facebook, quand Apple la mettra en place en janvier.
Cette réaction unanimement outrée est agréable à entendre mais, d'expérience, je n'ai aucun doute sur le fait qu'après ce premier réflexe, des voix vont s'élever pour proposer d'envisager le sujet sous un autre angle, avant de le soutenir franchement, et de proposer de l'encadrer afin d'en arriver enfin à une "congélation éthique des ovocytes" . En matière de bioéthique, les schémas et les arguments sont tristement prévisibles. Je vous donne rendez-vous dans cinq ans.
Et pourtant, les féministes ont raison de pousser les hauts cris. D'ailleurs, Facebook et Apple feraient peut-être bien de tenter une sortie par le haut en affirmant crânement que leur initiative ne visait rien d'autre que de souligner par l'absurde la situation inacceptable des jeunes femmes en entreprise. Il est vrai que cette annonce met brutalement en lumière les extrémités auxquelles les femmes pourraient être conduites pour satisfaire à notre système économique. Las, à en lire la journaliste de NBC, il faut surtout louer la générosité de Facebook et d'Apple qui viennent ainsi compléter leurs politiques si bénéfiques pour leurs salariées.
Par chance, nous sommes suffisamment gauchistes en France pour, à défaut d'avoir une conscience (bio)éthique, réagir à l'exploitation des salariés. Comme le souligne une militante féministe, il est plus que probable que cette décision réponde surtout à la volonté de recruter des femmes, moins payées, et de s'épargner la coûteuse construction de crèches d'entreprises. Ajoutons à cela une dose de relations publiques, ainsi que l'illusion auto-entretenue de ces boîtes en leur sincère bienveillance, et nous aurons probablement le cocktail des motivations de Facebook et Apple – dont je regarde présentement avec défiance et déplaisir l'iPhone qui repose sur mon bureau, je tiens à le rappeler.
Car le message envoyé est terrible, et les réactions des jeunes femmes sur Twitter sont significatives à ce titre : la maternité n'est pas compatible avec la carrière professionnelle, full stop (comme on dit chez Facebook et Apple). On a essayé – enfin, eux, pas trop – mais il faut bien vous faire une raison.
Et, en pratique, qui peut croire qu'il y ait un moment favorable, un seul, dans une carrière pour décider d'avoir un enfant ? A quand les femmes devront-elles repousser cette sublime expérience de donner la vie à un être ? Si ce n'est pas à l'entrée dans la vie professionnelle, sera-ce à 30 ans, quand, davantage formées, elles peuvent espérer à une promotion ? A 40, quand enfin elles exercent les responsabilités qu'elles espéraient ? Non, il n'y a pas de moment propice à une grossesse dans une carrière. Les femmes sont femmes avant d'être employées.
Notez que le temps viendra aussi où l'on implantera ces ovocytes congelés dans des utérus artificiels, pour permettre enfin la libération de la femme. Chez Marie-Claire, on en frétille un peu.
Comment ne pas voir aussi dans une telle proposition l'évolution d'une société qui recourt à la technique pour gérer les problèmes qu'elle ne parvient pas à traiter de façon humaine ?
Oui, demain, avec de telles pratiques, on pourra regarder la jeune femme qui aura le mauvais goût de vouloir commencer une grossesse par cette belle étreinte avec l'homme qu'elle aime, peau contre peau, uni l'un à l'autre, avant de laisser grandir l'enfant en son sein, en ressentir les premiers mouvements, puis les coups de pied, caresser son ventre, faire entendre au bébé le son de la voix de sa maman – bref, attendre un enfant « à l'ancienne » (« the old-fashioned way » nous dit la journaliste de NBC) – qu'elle a choisi et qu'elle doit donc assumer ce choix. Elle verra passer devant elle des femmes qui, elles, auront fait un choix moderne leur permettant de concilier « maternité » et vie professionnelle.
Voilà un cas qui saisit chacun d'effroi. Mais comment ne pas penser au regard de la société sur ces parents qui choisissent de garder un enfant trisomique, alors qu'ils pourraient tout aussi bien ne pas le garder, puisque la science nous en offre la possibilité ? Comment ne pas penser au poids du regard de la société sur les femmes qui mènent leur grossesse à terme, alors qu'elles pourraient bien l'interrompre et reporter cela à un moment plus propice, quand toutes les assurances sont prises, puisque, chère Cécile Duflot, elles ont maintenant la liberté de « programmer » leurs grossesses ? Tout cela parce que notre société préfère ces dérivatifs techniques plutôt que de prendre les initiatives véritablement humaines. Comment ne pas penser encore au poids qui pèse, ou pèsera, sur ces personnes en fin de vie qui s'accrocheront alors que la possibilité leur est ouverte de partir dignement, cela parce que nous ne sommes plus capables, plus volontaires, pour assurer la dignité par les soins, la proximité, la chaleur humaine, la fraternité, l'amour du prochain ?
Comprenez mon doute sur la pérennité de la saine indignation à laquelle nous assistons. Demain, certains vendront cette pratique par peur de porter atteinte aux « avancées » susmentionnées. Et, demain, je continuerai à refuser pour moi cette évolution, et à écrire que notre société quitte son humanité.
Et je serai demain votre réac.
Songez-y.
Je vous donne cinq ans.
Article initialement publié sur Koztoujours, le blog d'Erwan le Morhedec, et reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur.