Le Figaro du 2 septembre publie un article de Libres Echanges, la rubrique de Jean-Pierre Robin, dans lequel il écrit : « Notre système de retraites est fondamentalement "contributif", et il le restera même si les modalités sont amenées à changer : la pension de chacun, 242,8 milliards d’euros au total en 2016, dépend de ses cotisations ». Ce faisant, ce journaliste exprime une opinion extrêmement répandue : ce serait parce que nous cotisons au profit des retraités actuels que nous pouvons compter sur une pension quand nous serons devenus âgés. Or cette idée, pour légalement exacte qu’elle soit, est scientifiquement erronée, tout comme l’était la conviction de nos lointains ancêtres selon laquelle le soleil tournerait autour de la terre.
La législation actuelle des retraites est analogue à la représentation de l’univers qui semblait aller de soi avant les travaux de Copernic puis Galilée
Les astronomes et géographes antérieurs à Copernic et Galilée parvenaient à faire bon nombre de prévisions exactes à l’aide de ce modèle géocentrique erroné. Ils parvenaient par exemple à déterminer par avance la date des éclipses et celle des grandes marées, et leur cartographie stellaire permettait aux marins au long cours de se diriger. En revanche, la NASA n’aurait jamais pu faire marcher un homme sur la lune, et les différentes agences spatiales ne réussiraient pas à envoyer des fusées en orbite autour de planètes lointaines, si le modèle galiléen n’avait pas remplacé celui qui plaçait la terre au centre de l’univers. Les réalisations concrètes résultent des avancées de nos connaissances théoriques. La science progresse en bouleversant les modèles, les représentations que nous avons de la façon dont fonctionne ceci ou cela, depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand.
Les sciences économiques, et plus généralement les sciences humaines, ne dérogent pas à cette règle. Elles construisent des modèles du fonctionnement des sociétés humaines, et notamment de la formation des revenus, qui sont dans un premier temps comme le système géocentrique de Ptolémée au deuxième siècle de notre ère : utiles pour démarrer une aventure cognitive, mais inexactes, induisant des actions inadéquates, elles sont destinées de ce fait à être remplacées un jour par des conceptions rendant mieux compte des réalités.
Les coutumes cognitives, et notamment celles que les religions rendaient sacrées, ont souvent freiné le développement des sciences. Le remplacement du géocentrisme par une première théorie de la gravitation universelle a bouleversé la vision du monde utilisée par diverses religions, dont la religion chrétienne. La découverte des micro-organismes par Louis Pasteur, au XIXe siècle, a bouleversé la médecine, la chirurgie… et bien des pratiques : dès que l’on eut compris les principes de la contagion, microbienne puis virale, des principes d’hygiène, puis des médicaments, firent reculer fortement la mortalité. Il ne faut pas croire que notre XXIe siècle n’est pas soumis, comme ceux qui l’ont précédé, à des révisions importantes, et parfois déchirantes, parce qu’elles montrent l’inexactitude de certaines de nos représentations, de nos convictions, et le cas échéant le caractère inadéquat, ou même éminemment stupide et néfaste, de certaines de nos lois.
Les retraites par répartition s’appuient sur l’investissement dans le capital humain
Les hommes ont compris, il y a bien des siècles, que pour vivre décemment une fois leurs forces amoindries, compter sur leurs enfants était généralement la moins mauvaise solution. C’est pourquoi beaucoup de religions, et des philosophies très prégnantes, particulièrement le confucianisme, apportèrent leur appui au principe de prise en charge des parents âgés par leurs enfants. Un échange entre membres des générations successives se précisa : le devoir de s’occuper correctement de ses enfants fut rendu plus acceptable par l’instauration d’un devoir réciproque s’imposant aux enfants devenus actifs envers leurs parents devenus âgés. C’était simple et logique : les parents investissent dans leurs enfants puis, âgés, ils vivent des « dividendes » de cet investissement.
Dans les sociétés villageoises, le plus souvent assez stables, ce devoir réciproque, base de l’échange entre générations successives, fonctionna assez bien. La révolution industrielle et l’urbanisation changèrent la donne : les enfants devenus adultes partirent plus fréquemment, attirés par les villes et leurs manufactures. Le système de prise en charge des parents âgés par leurs propres enfants devint moins efficace. Certains hommes politiques comprirent que cela créait une opportunité : faire cotiser les actifs pour, longtemps après, leur verser sous forme de rente viagère de quoi vivre sans travailler. Ou du moins leur en faire la promesse. L’argent récolté devait être investi, de façon que les rentes viagères constituent en quelque sorte les dividendes tirés de cet investissement.
Le comportement des hommes politiques a tout gâché
Cette forme de retraite par capitalisation ne tint pas la distance. Il était trop tentant pour les hommes politiques de se servir des cotisations pour des objectifs à plus court terme que la constitution d’un patrimoine capable de produire des revenus substantiels, et cela pendant des décennies. Le passage de la capitalisation à la répartition se fit différemment selon les pays, mais le point d’arrivée fut presque partout le bouleversement de l’utilisation des cotisations : initialement versées, conformément à la loi, pour préparer les futures pensions en investissant, elles cessèrent de servir concrètement à cette préparation, et furent utilisées pour honorer les droits à pension échus.
Cette évolution a provoqué un recul majeur de la rationalité économique. Initialement, les cotisations devaient être utilisées pour investir, et les pensions devaient être payées avec les fruits de ces investissements : c’était parfaitement logique. Désormais, le pay-as-you-go (la répartition) ayant pris force de loi, il restait à préserver les apparences : affirmer, contre toute logique, que si le citoyen X fournissait à l’Etat (ou à un organisme public ad hoc) des sommes destinées à payer ses engagements envers les retraités, il contribuait ce faisant à la préparation de sa propre retraite. La loi avait fait disparaître d’un coup de vote magique la règle de bon sens selon laquelle préparer l’avenir, c’est investir.
Ce recours à la loi baguette magique fut d’autant plus sot que, dans le même temps, les États se mirent à investir de manière très conséquente dans le capital humain, particulièrement en prélevant de l’argent pour organiser la formation des enfants et des jeunes. Quelle erreur magistrale fut le recours à l’impôt pour construire des écoles, des lycées, des universités, et salarier des instituteurs, des professeurs, et le personnel non enseignant nécessaire au fonctionnement de ces établissements ! En ayant le bon sens de financer l’enseignement public par des cotisations productrices de droits à pension, le législateur aurait créé un système de retraite rationnel et viable au lieu d’un système de Ponzi.
Bien entendu, ce législateur intelligent aurait aussi attribué des droits à pension future au prorata des contributions apportées à la mise au monde, à l’entretien et à l’éducation familiale des futurs cotisants. Nos lois n’en seraient pas à considérer comme non contributifs les quelques miettes de droits à pension accordées aux pères et mères de famille nombreuse.
La bêtise législative, en matière de retraites, est insondable, parce que nos hommes politiques ont pour la plupart conservé une idée antique, solennelle et fausse du rôle de l’État et du fonctionnement de l’économie. Ils ont en tête que l’État prélève pour redistribuer, que telle est sa prérogative et sa fonction. Pour une majorité d’entre eux, les retraites consistent à prendre aux actifs pour permettre aux personnes âgées de conserver à peu près le train de vie qu’elles avaient lorsqu’elles travaillaient. La manière de penser « sociale » a étouffé la manière de penser « économique ». La redistribution a évincé l’échange.
L’occasion fournie par le formidable développement de l’instruction depuis le XIXe siècle a été ignorée par la classe politique, faute de culture économique. La montée en puissance de l’investissement dans le capital humain venait à point nommé pour développer une retraite basée sur l’accumulation de ce capital. Le privé ne pouvait pas intervenir ; seul l’État était en position de dire aux actifs : « Je vais prélever des cotisations pour financer la formation du capital humain, et en échange vous obtiendrez des droits à pension, puisque je suis en position de rappeler à ceux qui prendront votre relève que, s’ils gagnent correctement leur vie, ils le doivent pour une grande part aux actions et aux dépenses de leurs aînés ». L’État avait la capacité d’organiser de façon juste et intelligente les échanges entre générations successives, et il ne l’a pas fait. Hommes politiques et hauts fonctionnaires ont multiplié lois et règlements dans une perspective étroitement régalienne : prendre et redistribuer, au lieu d’organiser l’échange qui ne relève pas du secteur privé. Quel gâchis !
L’occasion se présentait, avec un jeune Président, porteur semblait-il d’un projet de réformer bien des choses, et notamment les retraites dites par répartition. La classe politique classique avait été renvoyée à ses foyers, le champ était libre pour faire vraiment du nouveau. Hélas Macron agit comme le dit le vieux dicton : « Je vais faire du nouveau … du nouveau qui sera tout-à-fait semblable à l’ancien ». Pauvre France !