Réforme des retraites : y a-t-il urgence ou pas ?

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Par Jacques Bichot Publié le 15 août 2013 à 4h39

Julien Dray, dans une interview au Parisien, déclare "je ne crois pas à l'urgence de cette réforme. Il faut écouter les syndicats." Mais les projets gouvernementaux dont il est question cet été méritent-ils d'être appelés "réforme" ?

Selon le Petit Larousse, ce mot désigne "un changement important, radical, apporté à quelque chose, en particulier à une institution, en vue de l'améliorer". Effectuer deux ou trois réglages de curseurs, comme le taux de la CSG sur les pensions, la durée d'assurance requise pour une retraite à taux plein au premier âge légal, ou le taux de revalorisation des pensions déjà liquidées, ne constitue évidemment pas une réforme au sens du dictionnaire : ce sont là des mesures de simple gestion, qui ne devraient pas relever de la loi, mais du règlement. C'est d'ailleurs ce qui se passe lorsque les partenaires sociaux opèrent année après année des ajustements paramétriques pour les retraites complémentaires ARRCO et AGIRC (valeur de service du point et prix d'achat du point principalement) : il n'est nul besoin de faire appel au législateur, il suffit d'un accord national interprofessionnel et d'un arrêté d'extension.

Une réforme, au sens strict du terme, c'est ce que la dévalorisation du mot amène à nommer "réforme systémique". L'article 16 de la loi retraites 2010 disposait justement que "à compter du 1er semestre 2013 le Comité de pilotage des régimes de retraite organise une réflexion nationale sur les objectifs et les caractéristiques d'une réforme systémique de la prise en charge collective du risque vieillesse." Cette réflexion devait notamment porter sur "les conditions de mise en place d'un régime universel par points ou en comptes notionnels", ce qui signifie remplacer trois douzaines de régimes par un seul, fonctionnant davantage comme les régimes complémentaires actuels que comme le régime général et les régimes spéciaux.

Le gouvernement aurait pu, en 2012, demander au Parlement d'abroger cet article de loi

Il ne l'a pas fait. C'est donc en toute illégalité qu'il a laissé passer le 1er semestre sans mettre au travail le Comité de pilotage (installé depuis mai 2011) sur un programme de réforme systémique. Or il y avait urgence : pour parvenir au texte d'une loi-cadre portant réforme systémique des retraites par répartition susceptible d'être soumise au Parlement (ou mieux, à tous les Français, par référendum), il faut se faire une idée précise des transformations institutionnelles, organisationnelles, informatiques, etc., à réaliser ensuite, ce qui n'a rien à voir avec la rédaction d'un rapport par une quelconque Commission Moreau. Une telle entreprise requiert au bas mot deux années de travail acharné après que des lignes de force aient été dégagées par la "réflexion nationale" voulue par la loi. Ensuite, plusieurs années sont encore à prévoir pour rédiger et faire voter les lois techniques, prendre les décrets d'application, et réaliser les changements sur le terrain : restructuration des systèmes informatiques, formation du personnel, transformation des droits acquis dans trois douzaines de régimes différents, dont beaucoup fonctionnent par annuités, en points du régime unique. Autant dire que pour basculer dans le nouveau système avant la fin du quinquennat, il n'y avait pas une minute à perdre ! Maintenant, c'est fichu : l'immobilisme a prévalu.

L'idée d'une vraie réforme des retraites ayant été exclue (en fait, dès la campagne électorale de François Hollande), reste à savoir s'il est urgent ou non de procéder à des ajustements paramétriques supplémentaires, ce que l'on appelle improprement mais couramment une réforme des retraites. La réponse est simple : l'état de nos finances publiques ne permet pas d'y échapper. Même si la préparation d'une réforme systémique était à l'ordre du jour, il faudrait prendre dans l'immédiat des mesures paramétriques : quand un navire est en pleine mer et qu'il prend l'eau, on ne peut pas attendre pour colmater les brèches d'avoir atteint le bassin de radoub !

Une autre phrase de Julien Dray est symptomatique de l'angélisme bien-pensant et bécasson qui sévit en haut lieu : "Je reste persuadé que le droit à la retraite, c'est d'abord le droit à une vie meilleure, fruit d'un long combat social." Pour un économiste, le droit à la retraite, c'est d'abord le droit qu'ont les personnes âgées de prélever (via les régimes de retraite) une partie de ce que produisent les travailleurs. Ce droit ne peut pas porter sur une fraction trop grande de la production : cette injustice provoquerait un ras-le-bol des producteurs exploités, et une désincitation au travail – laquelle est d'ailleurs déjà bien engagée. Alors quoi ? Mettre à contribution le capital ? Mais il est déjà surtaxé à un point qui décourage l'investissement et donc fait obstacle à la croissance. Emprunter, de façon à ce que nos vieux, à défaut de consommer du made in France, achètent du made in China ? Nous le faisons déjà, à un point qui ne sera pas longtemps supportable.

Il n'y a en fait pas d'autre bonne solution que de ralentir l'accroissement du nombre de nos retraités – et donc de liquider les pensions de plus en plus tard – et d'avoir de plus en plus de travailleurs. La seconde condition relève pour une part du système de retraites (qui doit inciter à travailler plus longtemps) et pour une autre, plus importante encore, du marché du travail, du dynamisme de l'économie nationale. La solution du problème des retraites réside en grande partie dans le retour de la croissance, retour qui ne se produira pas sans un nettoyage des écuries d'Augias que sont devenues nos réglementations, à commencer par le droit du travail. De toutes part l'initiative est bridée, découragée par des masses de dispositions au mieux inutiles, au pire bêtes et méchantes – elles font effectivement hara-kiri à l'emploi.

Pour la partie de l'accroissement du nombre des emplois qui dépend de la législation et de la réglementation des retraites, deux méthodes entrent en compétition : la formule dirigiste (augmenter la durée d'assurance requise et les âges légaux de la retraite) et la méthode libérale. La droite a hélas largement usé de la première, en contradiction avec ses valeurs ; il serait en revanche assez logique que la Gauche aille dans ce sens.

La solution libérale, que l'on voit à l'œuvre aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en Suède et dans quelques autres pays qui se débrouillent un peu moins mal que nous, consiste essentiellement à combiner la retraite à la carte avec neutralité actuarielle et un durcissement progressif des paramètres : augmentation de l'âge pivot, diminution de la générosité des pensions calculées à cet âge. Par exemple, l'Allemagne et les États-Unis ont des programmes de relèvement de l'âge pivot de 65 à 67 ans, et la valeur du point utilisé par 80 % de nos voisins d'Outre-Rhin est indexée sur le rapport entre le nombre des cotisants et celui des retraités, qui n'est évidemment pas orienté spontanément à la hausse compte tenu de leur démographie. Cette formule, qui laisse chacun prendre ses responsabilités (partir plus tôt avec une pension mensuelle plus faible, ou plus tard avec un arrérage plus substantiel) donne de meilleurs résultats que son homologue dirigiste : c'est un fait, et on le comprend aisément, car chacun de nous est moins mécontent de serrer sa ceinture de sa propre initiative, après avoir pesé le pour et le contre, que sur injonction des pouvoirs publics.

La réforme systémique qui permettrait d'adopter la retraite à la carte avec neutralité actuarielle était à l'ordre du jour de la "réflexion nationale" ordonnée par la loi, mais elle a été interdite par le pouvoir en place. Celui-ci aurait intérêt à poursuivre sans les accélérer les programmes en cours d'augmentation de la durée d'assurance et de relèvement des âges légaux, car la situation de l'emploi ne permet pas d'aller plus vite, et à rogner le montant des retraites les plus confortables, par exemple en supprimant l'indexation sur les prix à partir d'un certain montant de retraite.

La difficulté de cette dernière opération tient à la multiplicité de nos régimes de retraites : le Français moyen cumule deux ou trois pensions, et certains atteignent la dizaine, si bien que le total perçu n'est connu que du fisc et de l'intéressé.

L'inspiration requise pourrait probablement être puisée auprès de nos amis canadiens : ils distribuent à tous, sans distinction, leur prestation dite "Sécurité de la vieillesse", mais demandent un remboursement partiel aux pensionnés dont le revenu dépasse un certain niveau. Rembourser un trop perçu n'est pas identique psychologiquement et politiquement au paiement d'un impôt, même si le résultat pécuniaire est sensiblement le même.

Au cas où cela ne serait pas possible techniquement, le recours à la CSG peut à la rigueur servir de substitut. Mais Madame Touraine serait bien inspirée d'explorer la formule canadienne du remboursement : nous avons beaucoup à apprendre du Nouveau Monde.

1. Voir à ce sujet nos études publiées par l'association Sauvegarde Retraites : "La retraite par répartition aux États-Unis, une inconnue very exiting" (2011) et "La retraite au Canada" (à paraître à la rentrée).

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.