Les ordonnances, ce si prévisible empapaoutage en beauté des entreprises

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Par Eric Verhaeghe Publié le 3 août 2017 à 10h12
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cc/pixabay - © Economie Matin
2,5%Seulement 2,5 % des entreprises en France ont une représentation syndicale.

Dans la chaleur moite d’août se prépare un empapaoutage magistral des entreprises sous le signe d’un outil longtemps annoncé comme « libéral »: les ordonnances. Les politiques partent en vacances, et pendant ce temps les technocrates veillent au grain.

Finalement, c’est une commission mixte paritaire qui a mis d’accord le Sénat et l’Assemblée Nationale sur la loi d’habilitation à modifier le code du travail. Dans la pratique, l’opération tient de la prestidigitation, largement enfumée par les batailles symboliques qui entourent le texte. On parle des affaires Pénicaud, de la Révolution Insoumise et de tout un tas d’autres sujets, mais on oublie de lire le texte.

Il est bien dommage que les entrepreneurs ne se plongent pas assez dans le sujet, car ils risquent de découvrir quelques désagréables surprises lors de l’atterrissage final. Encore faut-il se souvenir qu’à ce stade seuls les élus ont parlé. Les arbitrages ultimes vont commencer: ils seront rendus par les « techno » dont la clairvoyance commence à apparaître au grand jour depuis qu’Emmanuel Macron s’est entouré de ministres fantomatiques. L’annonce abrupte d’une baisse de l’APL en a constitué une première illustration.

Le texte final des ordonnances pourrait donc être bien pire qu’on ne peut déjà le penser.

L’empapaoutage qu’on connaît déjà: la mise en place d’un ordre public de branche

En l’état, la lecture du texte des ordonnances a pourtant déjà de quoi inquiéter le patron ordinaire.

Par exemple, l’article 1er prévoit une régression majeure par rapport à l’autonomie dont bénéficient les entreprises aujourd’hui. Il dispose en effet que les ordonnances vont énumérer une série de domaines où seule la branche sera compétente et où les accords d’entreprise n’auront plus lieu d’être. On était parti d’un texte qui devait renforcer la négociation d’entreprise, on arrive à un texte où la négociation de branche devient impérative et exclusive de tout accord local. C’est ce que les spécialistes appellent un ordre public social absolu de branche.

Muriel Pénicaud a annoncé qu’il existerait douze domaines de compétence des branches, là où, en l’état, il n’en existe que deux aujourd’hui (la rémunération minimale de branche et la classification) sans compter les domaines de compétence partagée comme la formation professionnelle. Les douze domaines futurs ne sont pas encore connus dans leur intégralité, mais on sait déjà qu’ils devraient concerner le financement syndical, la protection sociale complémentaire et la formation professionnelle.

Ce que les entreprises ne pourront plus faire avec les ordonnances

Les ordonnances prévoient que sur ces futures douze compétences, l’entreprise ne pourra modifier les dispositions de la branche. Autrement dit, l’accord d’entreprise ne pourra ni faire moins ni faire mieux que la branche. Et là on se met à s’inquiéter.

Ainsi, certaines entreprises négocient des accords qui majorent la part de masse salariale consacrée aux plans de formation par rapport aux taux prévus par les branches, ceux-là étant supérieurs aux contributions légales. Cette « commodité » ne sera plus possible. L’entreprise ne pourra plus améliorer les dispositions imposées par les branches devenues toutes puissantes.

Et voici comment on passe d’un système encadré qui pouvait bénéficier aux salariés à un système hyper-encadré où des accords d’entreprise seront peut-être dénoncés parce que trop favorables aux salariés.

La même fumisterie obligeant les entreprises à renoncer à des accords plus favorables que la branche existera dans le domaine de la prévoyance. Certaines entreprises mènent aujourd’hui des politiques sociales favorables en améliorant fortement les dispositions de branche applicables dans le domaine de la santé ou des capitaux à verser en cas de décès. Elles n’auront plus cette faculté et devront dénoncer des dispositifs favorables existant.

Le mensonge fondamental des ordonnances

On se frotte les yeux parce que toutes ces idées sont exactement contraires aux croyances naïves propagées notamment par la France Insoumise sur le rapport entre les branches et les entreprises. À écouter les affidés de Jean-Luc Mélenchon, la branche est le rempart des salariés contre les patrons des entreprises qui cherchent à atomiser la condition ouvrière. La vérité est très différente des positions dogmatiques qui ont inspiré la conception même du texte. Les ordonnances dégraderont dans la durée les protections dont bénéficient les salariés dans leur entreprise, en imposant un régime égalitaire de branche qui sera moins favorable.

La logique soviétique triomphe: tout le monde aura bien une voiture dans le pays rêvé par Emmanuel Macron, mais ce sera une Lada et on pourra juste en choisir la couleur.

Il faut désormais attendre la fin août pour savoir quels seront les domaines concernés par ce carnage social qui constitue, pour le coup, une puissante régression. Rappelons que très souvent les accords d’entreprise améliorent les accords de branche pour attirer les salariés dans des métiers en tension. Cette faculté sera perdue dans le silence complet des mouvements patronaux. Les réveils seront douloureux.

L’ordre public social de branche, une régression majeure pour la liberté d’entreprendre

Pour le coup, d’ailleurs, l’invention de cet ordre public social de branche risque d’être une vraie bombe à retardement. La restriction à l’autonomie des entreprises sera si forte que beaucoup d’entrepreneurs risquent de manifester un fort mécontentement lorsque viendra le temps de l’application des textes.

On notera que l’OCDE vient de rappeler que la France est d’ores et déjà le seul pays industrialisé à recourir massivement aux réglementations de branche. C’est d’ailleurs un vrai paradoxe que, dans un pays où la syndicalisation est si faible, des accords négociés par des groupuscules puissent s’étendre valablement à des branches entières par simple extension administrative des accords.

Les ordonnances ont la ferme intention de consacrer cette anomalie.

Le financement occulte des syndicats au coeur de l’empapaoutage

Impossible, bien évidemment, de ne pas mentionner les raisons occultes pour lesquelles ces arbitrages hors sol sont rendus. Pour que les organisations syndicales acceptent certaines libertés nouvelles accordées aux seules entreprises dotées d’une représentation syndicale (c’est-à-dire 2,5% des entreprises françaises… qui emploient la moitié des salariés français), le gouvernement doit lâcher des conditions aux syndicats susceptibles de bloquer la rue.

Ces concessions sont bien connues: elles consistent à généraliser des dispositifs de branche qui permettent un financement occulte des organisations syndicales. C’est notamment le cas des « garanties collectives complémentaires », c’est-à-dire des accords de prévoyance et de complémentaire santé qui permettent aux syndicats, patronaux ou de salariés, de toucher des commissions sur les accords de branche.

Il n’y a pas de petits profits. Mais l’expérience montre que si Emmanuel Macron avait voulu faire oeuvre utile, il aurait dû commencer par moraliser le financement syndical avant de réformer le marché du travail. Cela fait en effet des années que toute réforme du Code du Travail se heurte aux manoeuvres tactiques des syndicats pour protéger les sources de financement qu’ils ont construites patiemment dans les branches professionnelles.

L’empapaoutage plausible des barèmes de licenciement

D’autres empapaoutages sont à prévoir dans les ordonnances. Il est impossible de les énumérer tous, et il faudra de toute façon attendre le dévoilement des textes, durant la dernière semaine d’août, pour commencer à les mesurer.

Toutefois, certaines indications littérales laissent dès aujourd’hui craindre le pire.

Par exemple, concernant les fameux barèmes prudhommaux, défendus par de prétendus libéraux, le pire est là encore à craindre, comme l’indique l’extrait de l’article 3 ci-contre. De façon judicieuse d’ailleurs, le texte exclu de ces barèmes les licenciements « entachés par une faute de l’employeur d’une exceptionnelle gravité ». Il faut entendre par là le harcèlement ou la discrimination.

Mécaniquement, donc, le texte va augmenter les contentieux du harcèlement et de la discrimination, puisque ces deux motifs seront les seules voies pour améliorer les indemnités. Alors même que la loi El-Khomri a permis de diminuer fortement (40% dit-on) les saisines prudhommales, les ordonnances Macron vont jeter de l’huile sur le feu en poussant les salariés à durcir leur attitude en cas de rupture du contrat de travail.

Pour les entreprises, il s’agit d’une mauvaise nouvelle qui s’ajoute à l’annonce d’une revalorisation des indemnités légales de licenciement. Leur bénéfice sera probablement étendu aux salariés ayant moins d’une année d’ancienneté.

Quelques autres cas de figure à suivre

D’autres empapaoutages seront à suivre de près, notamment en matière de télétravail, de reclassement ou d’encadrement des contrats à durée déterminée. Sur ces objectifs affichés par la loi, les ambitions du gouvernement ne sont pas connues et seront probablement laissées aux technocrates chargés de rédiger les textes.

On notera également des formules sibyllines qui font trembler les spécialistes. Ainsi, les ordonnances devront tirer « les conséquences des regroupements opérés entre les organisations professionnelles d’employeurs en procédant à la redéfinition des secteurs relevant du niveau national et multi-professionnel ». Ce genre de mesure en apparence technique peut très bien avoir des impacts majeurs sur la vie paisible des entreprises. Sous prétexte que deux mouvements patronaux fusionnent, on s’aperçoit un jour qu’on doit dénoncer sa convention collective et changer le cadre légal de l’entreprise.

Et que dire des règles en matière de détachement, qui risquent de connaître un nouvel épisode de complexification par leur adaptation aux problèmes transfrontaliers, comme le prévoit le texte?

La victoire finale de la technocratie

Bref, il faudra suivre ligne à ligne un texte long et peu discuté. C’est la méthode du gouvernement. Des réunions bilatérales ont eu lieu jusqu’à la fin du mois de juillet. Le mois d’août cède la place à la rédaction et le Conseil d’État sera saisi en septembre.

Autant dire que sur ces textes techniques touffus, la main sera donnée pratiquement sans contrôle aux technocrates chargés de tenir la plume. Il sera extrêmement tentant pour eux de farcir de le texte de détails discrétionnaires, voire arbitraires, sans aucun contre-pouvoir politique.

Seul le temps permettra de les identifier. Autant dire qu’on est loin du compte, dans un contexte où la ministre du Travail est fragilisée par les affaires et les polémiques qui l’entourent.

Pas sûr que les entreprises françaises aient besoin de ce type d’expérimentation. Et pas sûr que ce type d’expérimentation crée vraiment de l’emploi.

Article 1

le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnances toute mesure relevant du domaine de la loi afin :
1° De reconnaître et d’attribuer une place centrale à la négociation collective, notamment la négociation d’entreprise, dans le champ des dispositions, applicables aux employeurs et aux salariés mentionnés à l’article L. 2211-1 du code du travail, relatives aux relations individuelles et collectives de travail, à l’emploi et à la formation professionnelle, en :
a) Définissant, dans le respect des dispositions d’ordre public, les domaines limitativement énumérés dans lesquels la convention ou l’accord d’entreprise, ou le cas échéant d’établissement, ne peut comporter des stipulations différentes de celles des conventions de branche ou des accords professionnels ou interprofessionnels, ainsi que les domaines limitativement énumérés et conditions dans lesquels les conventions de branche ou des accords professionnels ou interprofessionnels peuvent stipuler expressément s’opposer à toute adaptation par convention ou accord d’entreprise, ou le cas échéant d’établissement, et en reconnaissant dans les autres domaines la primauté de la négociation d’entreprise, ou le cas échéant d’établissement

Article 3

b) Modifiant les dispositions relatives à la réparation financière des irrégularités de licenciement, d’une part, en fixant un référentiel obligatoire établi notamment en fonction de l’ancienneté, pour les dommages et intérêts alloués par le juge en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, à l’exclusion des licenciements entachés par une faute de l’employeur d’une exceptionnelle gravité, notamment par des actes de harcèlement ou de discrimination et, d’autre part, en supprimant en conséquence, le cas échéant, les dispositions relatives au référentiel indicatif mentionné à l’article L. 1235-1 du code du travail et en modifiant les planchers et les plafonds des dommages et intérêts fixés par le même code pour sanctionner les autres irrégularités liées à la rupture du contrat de travail ;

Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog

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Né en 1968, énarque, Eric Verhaeghe est le fondateur du cabinet d'innovation sociale Parménide. Il tient le blog "Jusqu'ici, tout va bien..." Il est de plus fondateur de Tripalio, le premier site en ligne d'information sociale. Il est également  l'auteur d'ouvrages dont " Jusqu'ici tout va bien ". Il a récemment publié: " Faut-il quitter la France ? "

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