Les pleurs provoqués par les déficits des finances publics coulent avec abondance. En revanche, le déficit en matière d’information pertinente ne tire guère de larmes, ni aux hommes politiques, ni à ceux qui commentent leurs actions, y compris quand il s’agit d’économistes.
Il est vrai qu’à l’ère du « big data » nous sommes plutôt submergés par le flux incessant et gigantesque des données, qualitatives et quantitatives : ne serait-ce pas plutôt de la surabondance que nous devrions nous plaindre ?
En fait nous sommes en présence d’un phénomène bien connu des économistes : une hyperinflation. En période de hausse des prix très rapide, le nombre des marks ou des pesos sur les comptes en banque ou sous forme de billets augmente de manière vertigineuse, mais le pouvoir d’achat de cette masse monétaire diminue, car les étiquettes sont remplacées, dans les vitrines des magasins, à un rythme encore plus rapide que celui de l’émission monétaire. De nos jours, au moment où la BCE – dont les statuts stipulent qu’elle devrait veiller à la stabilité des prix – se désespère de ne pas réussir à déclencher un peu d’inflation monétaire, nous sommes acteurs et victimes d’une inflation informationnelle aussi dangereuse que la valse accélérée des étiquettes. Il y a de plus en plus de « nouvelles », mais ces données sont de moins en moins porteuses d’une information utile et de qualité convenable.
Soit par exemple la comparaison des rémunérations en Europe. Le 30 mars, un quotidien français réputé sérieux, surtout en matière économique, Les Echos, comparait les salaires minimaux des pays européens où il en existe. Quel indicateur utilisait-il ? Le montant brut en euros par mois. Malheureusement, le salaire brut ne représente ni le prix du travail pour l’employeur, ni la rémunération du salarié ; de plus, la différence entre les deux premières données, qui correspond principalement aux cotisations sociales patronales, diffère très fortement d’un pays à l’autre. Le lecteur dispose donc de chiffres qui ne veulent pas dire grand-chose, comme la ménagère allemande des années 1920 disposait d’une grosse liasse de billets, mais pas de quoi acheter de la viande pour ses enfants.
Soit maintenant une « brève » (18 lignes) dans un autre quotidien sérieux, La Croix du 8 avril. Titre : « l’État condamné pour fonctionnement défectueux de la justice ». Ce petit article nous apprend que, condamné pour « déni de justice » en raison de la lenteur du traitement de plusieurs affaires par les conseils de prud’hommes, l’État allait devoir « verser de 1 600 à 6 600 € aux plaignants ». Mais condamné par quelle juridiction ?
Jamais deux sans trois, jetons un œil sur la question des « Panama Papers ». Ce sera pour louer le bon sens du journaliste indépendant qui, dans Les 4 vérités – une lettre hebdomadaire dont le tirage est plus modeste que celui des deux quotidiens susmentionnés – a lancé un appel à la prudence concernant la portée réelle des informations distillées sur les agissements des personnes épinglées pour leur recours aux services du cabinet Mossack Fonseca. Les rédactions de 107 journaux ont épluché 11,4 millions de documents, occupant 2 600 milliards d’octets dans les bases de données : chapeau ! Mais pour en tirer quoi ? Prenant l’exemple du dossier Cahuzac, rouvert par cette « fuite », Guillaume de Thieulloy constate que les informations fournies sont décevantes. Plus généralement, écrit-il, « cette investigation massive, aussi intéressante soit-elle, ne nous dit, en réalité, pas grand-chose ».
Autrement dit, l’information dont nous disposons est de plus en plus comparable à l’usage d’un marteau-pilon pour écraser une mouche : l’outil est énorme et mobilise une énergie fantastique ; le résultat (en dehors du bruit et de l’émotion) est souvent insignifiant. Pourquoi cela ? Parmi les multiples causes retenons-en deux, particulièrement importantes : l’information est de plus en plus un spectacle ; et le recours croissant au big data s’accompagne dans certains domaines d’une indigence effroyable de l’outil conceptuel qui permettrait d’en tirer parti.
La beauté de certains jeux de lumières pilotés par ordinateurs est là pour nous dissuader de critiquer l’usage de l’informatique pour produire des spectacles. Mais à côté de ces Mozart du faisceau lumineux il existe une foule de tâcherons qui nous submergent d’informations mises en ligne à la va-vite, pour faire du bruit ou du buzz. Soljenitsyne avait déjà lancé un cri d’alerte à une époque où le virus de l’information insignifiante ou manipulatrice était moins virulent qu’aujourd’hui : il disait en substance qu’en Occident nos âmes immortelles risquent d’être noyées sous des flots de bruits sans intérêt. Mais cette menace ne concerne pas seulement notre être spirituel ; le déluge informationnel ampute également l’efficacité de notre raison, de notre intellect.
Cela vient largement de ce que les principes qui président tant à la production qu’à l’interprétation des informations sont souvent inadaptés. Ainsi beaucoup d’informations nécessaires pour mener de bonnes analyses économiques font-elles défaut parce que les statistiques censées les fournir sont basées sur des catégories administratives et non sur des concepts économiquement pertinents. Un seul exemple, pour rester bref : il se pourrait que l’usage qui est fait des produits dérivés (swaps, options, contrats à terme, etc.) soit nocif, mais nous manquons dramatiquement de données permettant de savoir ce qu’il en est, parce que l’enregistrement de ces opérations, non seulement est partiel (il ne concerne guère que les produits traités par les chambres de compensation), mais de plus il est basé sur des caractéristiques juridiques qui ne correspondent pas toujours à leur poids économique.
Imaginons que pour apprécier la dangerosité des routes nous disposions uniquement du nombre de panneaux de limitation de vitesse par kilomètre, et que cet indicateur soit considéré comme porteur de la même signification aux États-Unis, en France, en Inde et au Nigéria : nous aurons une assez bonne idée de la qualité de l’information dont disposent les responsables des politiques économiques et leurs conseillers.
De plus en plus de données, dans les domaines des sciences exactes cela signifie de plus en plus de connaissances, car il s’agit le plus souvent d’informations pertinentes, construites et collectées de façon rationnelle ; mais il en va hélas tout autrement dans le domaine des sciences économiques et sociales, ravagé par une inflation numérique galopante.