Les pervers narcissiques au travail

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Par François Bert Modifié le 29 décembre 2022 à 14h49
Pervers Narcissiques
cc/pixabay - © Economie Matin
2,5 %2,5 % de la population sont des pervers narcissiques selon Isabelle Nazare-Aga (thérapeute comportementaliste et cognitive).

Rebattu et exagéré ? A force de faire la une d’un certain nombre d’hebdomadaires, le sujet semble avoir cessé de produire de l’intérêt et d’éveiller à la vigilance. Pourtant rien n’est plus d’actualité que ce mal profond et particulièrement destructeur. La difficulté est que les tentatives de vulgarisation présentent deux risques : amener à des accusations abusives ou provoquer un scepticisme qui élude toute prise de position. Mon objet est donc d’apporter des critères supplémentaires de diagnostic et d’action pour contribuer, comme j’ai pu récemment le faire dans pas moins de dix-huit structures de tailles variées, à la sauvegarde d’entreprises que ces personnalités mettent en péril.

Sincérité et vérité

Cette distinction philosophique est pour ce type de personnes d’une puissante acuité car ce qui les rend précisément dangereuses est la manière dont elles mentent en toute bonne foi. Elles n’en sont souvent pas conscientes. Elles affirment avec une telle conviction ce qui leur semble vrai que nous nous mettons à douter des faits les plus évidents.

Une scène éloquente sur le sujet est visible dans le film Mon roi, sorti en 2015 : Tony prends son mari en flagrant délit avec une femme dans son lit ; ce-dernier jure que les apparences sont contre lui et s’emporte de sa bonne foi avec de tels accents qu’elle se met à douter de ce qui est pourtant indubitable.

Il s’agit là d’un fait constatable : la plupart du temps il n’y a pas de preuves, seulement des intuitions ou accumulations de détails troublants. Le pervers narcissique va par ailleurs mélanger le vrai avec le faux, saisir chez autrui la moindre inexactitude pour lui faire remarquer qu’il se trompe et mettre ainsi le doute dans son système naturel de vigilance.

Ces mensonges à répétition créent un malaise face auquel la plupart se sentent démunis, soit qu’ils se soient mis à sérieusement douter d’eux-mêmes, soit qu’ils soient tétanisés à l’idée d’affronter le culot avec lequel les pervers affirment leurs mensonges.
Il se met en place comme un syndrome de Stockholm : on se dit qu’il manque sûrement des éléments, qu’il y a quelque chose que l’on n’a pas compris ou pas fait, qu’ils ont de bonnes raisons d’agir ainsi, etc.  Quand la vérité éclate et que se dénoue le « sac de mensonges », les dégâts peuvent être considérables.

Besoin et réalité

Pourquoi une telle propension à la manipulation et un rapport trouble avec la vérité ?

C’est ici qu’il est utile de placer une bonne règle de lecture de leur comportement. Les pervers narcissiques ne sont pas des manipulateurs calculateurs, programmant un plan machiavélique… Ils manipulent instinctivement chaque fois que la réalité qui leur est proposée s’écarte de leur besoin. C’est un schéma-clef de leur fonctionnement : comme ils sont hermétiques à la frustration, ils nient tout écart existant entre la réalité et leur besoin (définition même de la frustration).

D’autres besoins existent-ils en dehors du leur ou à son détriment ? Ces besoins sont factices, mal intentionnés, insupportables,…
Ils ont tel défaut, tel manque, telle inhibition ? « Quelle blague ! Comment peut-on exagérer ainsi ? L’interlocuteur s’est vu ? Mais bien sûr, je suis un monstre… » seront autant de réponses déstabilisantes pour ramener la réalité à leur besoin d’être aimables et irréprochables.

Spontanéité et intentionnalité

L’expression souveraine du besoin chez le pervers narcissique lui donne une spontanéité qui est souvent trompeuse. Il sait être touchant dans ses désirs autant que ses retournements. Et comme nous sommes tous sujets à variations, erreurs et démarches de pardon, son comportement peut vite devenir indétectable. C’est la vision à long terme de son intentionnalité qu’il s’agit de lire, ce qui ne peut se faire sans un peu de suite dans les idées.
Il va nous paraître soudain aux petits soins ? Vouloir nous voir pour comprendre ? Se montrer contrit ? Faire des cadeaux ? Soit, très bien. Mais qu’y-a-t-il derrière ? Y-a-t-il à un moment ou à un autre une écoute réellement empathique, un constat ferme de choses à changer chez lui et une démarche réelle et suivie de changement ? C’est en répondant à cette simple question que beaucoup de choses s’éclairent déjà.

Empoisonnement du détail

Ce ne sont effectivement pas les faits qui bien souvent pourront nous éclairer. A terme, sans doute, ils seront graves, quoique bien souvent occasionnés par la victime qui, n’en pouvant plus, finira par réagir de manière déraisonnable. Mais pour l’essentiel ce sont des attitudes quotidiennes, cachées, intraduisibles qui pourriront la vie d’autrui.

Prenons l’exemple de ce subordonné très compétent qui accompagne son chef qui l’est beaucoup moins à une réunion de présentation à l’extérieur. Juste avant de rentrer ce dernier, pervers narcissique, lui glisse :

- «  Tu stresses, hein ?
- Euh, non !…
- Allez, ressaisis-toi, j’ai vu qu’il y avait deux-trois fautes dans ta présentation. T’es vraiment pas au point mais on verra ça tout à l’heure. Je te laisse présenter, fais-moi signe quand tu as un doute.
- Mais… »

Echange banal, invisible. Le chef qui nie son incompétence la projette sur son subordonné. Il inocule du stress là où il n’existait pas. Il humilie avec un sourire débonnaire. Il crée une dépendance que la déstabilisation va acter. Il distille un malaise qui peut effectivement conduire à l’échec, donner raison au stress invoqué à tort et dérègler ensuite compétence et relation…

Implacable déni qui amène à la projection

La clef de ce dérèglement comportemental est le déni. Le pervers narcissique refuse non seulement la réalité extérieure qui contrarie son besoin mais aussi toutes ses fragilités intérieures. Partant de là il va tourner en dérision toute remarque ou configuration risquant de les révéler et projeter la honte et la culpabilisation sur autrui. Le pire est que cette projection est tellement inconsciente qu’elle est absolument convaincue et convaincante. Dans cette phase, le pervers narcissique va absorber comme instinctivement tous les défauts apparents de l’autre ou les provoquer pour valider sa théorie. Il va par exemple générer des tensions factices pour prouver l’agressivité des autres. Si, à force, ils finissent par s’emporter, il triomphe avec l’air compatissant, jubilant intérieurement de ce CQFD espéré.

Maladie de l'altérité

La manifestation du besoin est si forte chez lui qu’il est incapable de se mettre dans la tête d’autrui. Il peut pourtant très bien vous donner l’apparence du contraire. Sa connaissance de la psychologie par exemple est extrêmement trompeuse : il ne la pratique que pour récupérer l’énergie d’autrui à son profit.
J’ai ainsi connu un coach qui faisait des ateliers collectifs dont il proposait successivement l’animation à des membres extérieurs. C’était pour lui l’occasion de se mettre subtilement en valeur (et de « tromper l’ennemi »  sur son sens des autres). L’intervenant, qui se sentait son obligé, passait d’abord du temps à connecter son approche à la sienne, lui attribuer mérite et paternité. Quand il se mettait enfin à promouvoir sa réelle originalité, sa différence de point de vue et son apport de complément à la construction du coach, les choses se compliquaient brutalement. Par un scénario répété sans que pourtant personne n’en soit surpris, le coach se mettait soudain à trouver à cet intervenant des défauts, manques, manquements ou insuffisances de développement personnel sur lequel il se proposait d’agir avant de l’éjecter de la boucle le cas échéant…

La réalité est qu’à aucun moment le pervers narcissique ne pourra intégrer dans sa construction le besoin d’autrui.

« Monnaie de singe » de sauveur

Comment fait-il alors pour que certains restent aussi longtemps à son service ? Le pervers narcissique n’attire pas à lui n’importe qui : il choisit ses cibles, au premier rang desquelles se trouvent les personnes qui ont de la ressource et le désir d’aider. Il va ainsi « payer » son « hold-up » en laissant toujours l’impression à l’autre qu’il fait des merveilles, l’aide absolument, comprend l’incompréhensible, est le seul fidèle, etc. C’est ce que j’appelle une « monnaie de singe de sauveur » car au-delà du côté discutable de la monnaie il y a surtout une « arnaque » : d’aucune façon le pervers narcissique ne change sa façon d’agir, il le laisse croire pour berner sa proie le plus longtemps possible.

Une omniprésence qui n'a rien à donner...

Ce genre de personnalité peut de la même façon se montrer très présente dans la vie de l’entreprise. On la voit organiser les fêtes, se montrer impliquée sur les problématiques humaines, être visible aux événements-clefs. En entretien elle fait montre d’un intérêt constant pour l’équipe. C’est là aussi qu’il faut faire preuve de discernement. Ce n’est pas le discours qu’il faut écouter mais les faits : que donne-t-elle à l’entreprise ? Sur quelle expertise est-elle en train de chercher à se perfectionner, résolument, pour donner davantage ? Quel projet constructif, durable, effectif a-t-elle pour l’entreprise ?

… Et finit par tout emporter

L’absence de réponse crédible à cette question doit en entraîner une autre : s’il ne donne rien, que prend-il ? Quelles énergies cessent d’aller à l’entreprise ? Où vont-elles ?

Un entrepreneur a ainsi pu parfaitement tromper son monde. Après avoir largement utilisé l’énergie de son équipe et de ses actionnaires dans le lancement de son « bébé », il lui fallait maintenant consacrer la sienne à la croissance de l’entreprise ; consentir cette inversion de vapeur lui était impossible. Il créa donc pour lui-même des sociétés-écrans qui facturaient à ses clients tandis qu’il demandait de l’autre côté à l’entreprise d’éditer pour ces derniers des abandons de créances… L’entreprise fut sauvée in extremis par un salarié vigilant et courageux.

Victimes parfaites

Qu’attendons-nous alors ? Attaquons-les ! Ce serait bien trop simple. Les pervers narcissiques sont des victimes parfaites. Ils savent trouver l’attitude et les mots qui appellent sur eux des excuses et mettent la victime en position d’agresseur. C’est pour eux un art consommé, une seconde nature.

Quelques armes

A défaut, une fois qu’il existe suffisamment d’éléments pour les diagnostiquer, je vous propose quelques pistes :

-    La confrontation collective : le pervers narcissique a autant de versions que de personnes ; il va tout faire pour diviser et convaincre isolément ; faites une réunion avec tous en ne vous concentrant que sur les choses concrètes à proposer ou à améliorer. Il tentera la fuite mais ce sera pour vous l’occasion de stopper factuellement ses déformations et le contraindre au travail.

-    Le silence : face à une culpabilisation incessante, voilée ou directe, il est la meilleure solution ; c’est comme si on disait : « et si nous revenions au réel… ? »

-    Le disque rayé : c’est le même esprit, notamment chaque fois que vous avez établi un fait à son encontre. Par mille stratagèmes il va chercher à le minimiser, le dramatiser avec ironie, l’occulter, le réinterpréter… Rien ne peut alors résister à la répétition inlassable des faits…

Une sortie inévitable

Néanmoins il faudra tôt ou tard songer à s’en séparer. S’il est avéré, un tel fonctionnement est une démolition programmée pour l’entreprise. Il faut alors agir avec souplesse et avec l’aide des bons conseils, notamment juridiques, pour que la sortie ne soit pas une occasion supplémentaire de nuisances.

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Saint-Cyrien, officier parachutiste à la Légion étrangère puis gérant de portefeuilles et manager commercial, François Bert élabore une méthode unique de diagnostic des personnalités. Fondateur en 2011 d’Edelweiss RH, il conseille « en situation » les équipes de direction en accompagnant les dirigeants au discernement opérationnel. Il vient de rééditer Le temps des chefs est venu, changer le casting de la politique (Edelweiss Editions, 2017). Son blog est disponible ici.

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