Il y a deux semaines, j’écrivais « Retraite : la réforme en péril ». Aujourd’hui, il ne s’agit plus d’un simple péril : l’échec est avéré.
S’il est vrai que, comme l’annonce Le Figaro, « l’exécutif semble réfléchir à la piste d’un étalement de la réforme, dont l’effet ne concernerait plus que les futurs entrants sur le marché du travail ». Les Echos, eux, présentent cette déroute comme un repli astucieux sur des positions inexpugnables préservant l’essentiel : « les régimes spéciaux eux-mêmes vont bel et bien disparaître pour les nouveaux entrants ». Mais ce média annonce des « transitions longues » pour quantité de métiers : électriciens-gaziers, SNCF, RATP, gendarmes, policiers, fonctionnaires hospitaliers. En clair, au lieu de percer l’abcès, nos dirigeants actuels se proposent de le recouvrir d’un emplâtre et de laisser à leurs successeurs le soin de se débrouiller avec ce qu’il adviendra. Qui voudrait empoisonner le climat social en France durant les 3 ou 4 prochaines décennies pourrait difficilement trouver mieux.
Le recours à la capitalisation permettrait de résoudre les problèmes
Dans un ouvrage publié en 2017, parrainé par l’association Sauvegarde retraites, et dans un bon nombre d’articles publiés dans des revues telles que Futuribles ou la RDSS (Revue de droit sanitaire et social), j’ai exposé une méthode qui permettrait de procéder très rapidement à une réforme systémique conservant pour certaines professions des avantages particuliers, tout en unifiant le système de retraites par répartition. Il s’agit tout simplement de compléter la retraite de base, dite par répartition, par des fonds de pension propres à chaque profession désireuse de conserver ou d’obtenir pour ses membres (ou certains d’entre eux) des conditions plus avantageuses, en raison par exemple de sujétions professionnelles spécifiques (travail pénible, dangereux, exigeant une limitation du droit de grève, etc.).
Prenons le cas des cheminots et des agents de la RATP, prompts à perturber les transports publics pour obtenir satisfaction. S’ils veulent absolument pouvoir prendre leur pension à un âge précoce, qu’est-ce qui empêche de le leur permettre en les rémunérant pour partie sous forme d’une cotisation à un fonds ? L’agent désireux de cesser son activité à 55 ans, par exemple, pourrait obtenir de ses placements une rente à durée déterminée, durée librement choisie, disons par exemple dix ans, de façon à ne liquider ses points du régime par répartition qu’à un âge, 65 ans dans cet exemple, où la valeur de service du point serait bien plus forte qu’à 55 ans.
Les fonds de pension peuvent procurer sous une forme très souple, totalement individualisable, tous les avantages qui sont accordés aujourd’hui sous une forme rigide, uniforme et bureaucratique. Le cheminot désireux de travailler jusqu’à 70 ans pour faire ensuite quelques voyages extraordinaires et coûteux en aurait la possibilité, d’autant plus qu’un fonds de pension n’est pas assujetti au versement d’une rente mensuelle quasiment constante : dans le cas de nos grands amateurs de voyages, le fonds pourrait parfaitement leur donner à 70 ans une forte somme, suffisante pour réaliser leur projet, en contrepartie d’une diminution (calculée par les actuaires) de la rente mensuelle ultérieure.
La capitalisation est nécessaire pour respecter le principe constitutionnel de sincérité des comptes publics
L’article 47-2 de la Constitution dispose : « Les comptes des administrations publiques sont réguliers et sincères. Ils donnent une image fidèle du résultat de leur gestion, de leur patrimoine et de leur situation financière ». Cet article est sans cesse violé, et la gravité de ces infractions est particulièrement élevée dans le cas des retraites. Les avantages spécifiques accordés en raison de la pénibilité du travail, de sa dangerosité, ou du pouvoir de nuisance de certaines corporations, sont la cause d’une catégorie particulièrement importante d’infractions à l’article 47-2.
En effet, la retraite par répartition est, en réalité, une forme de capitalisation : elle est basée sur l’accumulation de « capital humain », c’est-à-dire sur la mise au monde, l’entretien et la formation des nouvelles génération. Il n’existe aucune raison, si ce n’est l’incompréhension par le législateur du fonctionnement réel des retraites par répartition, pour attribuer dans un tel système des rémunérations différées sous forme de départs précoces à la retraite. Le travail nocturne, ou dangereux, ou présentant des inconvénients sanitaires, et ainsi de suite, fait actuellement l’objet d’une rémunération différée, sous forme de pensions versées avant l’âge « normal ». Or la régularité et la sincérité des comptes implique de provisionner ces versements, de façon que la dette contractée envers, par exemple, les cheminots ou le personnel hospitalier, soit dûment enregistrée dans les comptes de l’année où elle a pris naissance.
Concrètement, la solution consiste à majorer le salaire ou traitement des travailleurs concernés, et à opérer sur cette rémunération une ponction destinée à alimenter un fonds de pensions. Nous vivons actuellement, et ce depuis des décennies, dans un mensonge comptable de grande envergure, constituant une infraction répétée aux dispositions de l’article 47-2 de la Constitution. La mise en place de fonds de pension est la solution qui s’impose pour sortir de cette situation délictueuse dans laquelle sont empêtrés les membres de nos Assemblées et de nos Gouvernements.
Ce délit fait porter par notre jeunesse un fardeau inique à seule fin de camoufler le prix réel de certaines activités professionnelles. Il se trouve fort heureusement qu’en faisant le nécessaire pour respecter en matière de retraites précoces le principe constitutionnel de régularité des comptes publics, les autorités françaises s’engageraient dans une démarche qui les conduirait à enfin comprendre le théorème de Sauvy, base de l’économie des retraites dites par répartition.
Ce théorème, aussi simple qu’irréfutable, tient en une courte phrase : « en répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». L’attribution des droits à pension, qu’ils soient calculés en points ou par des méthodes plus archaïques, s’effectue en raison et en fonction des cotisations versées au profit des retraités : cela constitue la violation la plus massive de l’article 47-2. Une énorme dette publique, composée des droits à pension, est ignorée par les pouvoirs publics. L’incompétence d’une bonne partie des éminences qui nous gouvernent est probablement la cause principale de cette violation : tout simplement, ils ne savent pas ce qu’ils font.