...Il n’est pas sûr qu’il se reconnaisse dans la glace. Il se demandera peut-être si cette déformation n’est pas due à un effacement, pendant son sommeil, des frontières qui semblaient encore bien nettes hier entre les Etats totalitaires et les Pays démocratiques ; si la convergence des modèles politiques ne s’est pas faite dans le sens inverse de celui ingénument escompté par les ravis de la globalisation.
Si le modèle « chinois », et même albanais à en juger par le vide de nos avenues qui n'a de précédent que celui des avenues de Tirana dans la bonne vieille Albanie d'Enver Hodja, le modèle autocratique et autoritaire, n’est pas en train de gagner la partie dans cette portion du monde qui se croit encore « libre ». Se rendra-t-il compte qu’il vient d’abolir d’un trait de plume, sous les yeux encore ébahis d’une minorité restée muette de stupéfaction, les libertés fondamentales chèrement arrachées aux régimes autoritaires du passé et qui le distinguaient du reste du monde ? Que la désinformation vient de faire un grand bond en avant dans une atmosphère de psychose collective et dans la nuit du « bon sens » cartésien, la chose du monde censée être la mieux partagée ? Bref que les dernières « nouvelles à l’Ouest » ne sont pas fameuses ?
L'Occident vient d'adopter, temporairement, mais sans coup férir, le modèle politique chinois et, plus inquiétant, sans aucune résistance réelle grâce au « télécran » : impréparation, panique, réaction brutale dont la population fait les frais, tentation des dirigeants de se présenter en sauveurs qui plus est. Après avoir négligé, puis s'être laissé déborder par une épidémie qu'il aurait pu contenir à moindres frais, le gouvernement chinois a réagi tardivement et brutalement selon son habitude en enfermant à la maison (« lockdown » signifie littéralement « verrouiller ») de manière autoritaire sa population, une grande première mondiale, comme l'a rappelé Antoine Flahault dans sa réflexion sur la gamme des options de gestion des crises sanitaires[1] Observons toutefois que cette mise sous clé du peuple par le gouvernement chinois a été limitée à la Province de Hubei (56 millions d'habitants) dont Wuhan (11 millions) est la capitale, puis a été étendue à plusieurs grandes villes (dont Shangaï 25 millions) en tout, au pic du confinement, environ un tiers environ de la population chinoise[2] Sans ce « précédent chinois », une solution comparable n'aurait même pas été envisageable dans les pays occidentaux comme les épisodes précédents de grippe sévère, avec une mortalité plus élevée, l'ont montré. Mais voici que sans sourciller, faute d’avoir tiré parti, à l’abri de leur ligne Maginot imaginaire, de ce précédent pour l’éviter chez soi, les dirigeants de plusieurs grands Etats européens, passifs pendant deux mois, enferment à leur tour les populations de leurs pays de manière autoritaire, générale et indifférenciée entre la ville et la campagne, globalement cette fois-ci, avec un esprit de système propre à en remontrer au « pragmatisme » chinois.
En France, toute la ligne administrative du premier ministre aux maires de campagne se courbe devant l’oukase présidentiel. On voit des maires de villes balnéaires faire assaut de légalisme et appeler solennellement leur population allogène à ne surtout pas venir « chez eux », au lieu de solliciter la fibre girondine présidentielle et de proposer à « Paris » de les laisser s'organiser pour l’accueillir convenablement et la laisser vivre le plus normalement possible cette crise sanitaire, et de permettre à leurs administrés sédentaires de gagner leur vie sans tendre la sébile. Certain maire de village côtier s'enorgueillit même, devant une caméra approbatrice de son zèle, de faire des rondes au bord des plages, insuffisamment ventilées sans doute, pour voir s'il n'y a pas de traces de pas dans le sable, laissées par des rôdeurs, délinquants à poursuivre sans tarder pour les mettre à l'amende, et même en prison, en cas de délit, frais émoulu, « de violation répétée des mesures de confinement » (car il n'est plus nécessaire de nuire à autrui dans notre pays pour être condamné à de la prison ferme). Et les interviewés, habitants de ces villégiatures privilégiées, d'opiner du chef et d'approuver, devant la caméra, la légitime vindicte de cet « officier public ».
Ceux qui gardent la tête sur les épaules croient rêver, ou plutôt cauchemarder, mais non ce n'est pas une fiction, c'est « l'Europe », c'est « la France », la pauvre France, «outragée, martyrisée » par ses chefs même, qu’une dramatisation opportune délivre d'un constat de déconfiture électorale[3] Ils voient leurs Etats « démocratiques » abolir du jour au lendemain, la liberté d'aller et venir, de se promener (les lieux de promenade, dangereux, sont partout « bouclés ») la liberté de visite, de recevoir, la liberté de voyager (le jus emigrandi du « droit des gens »), la liberté de culte, la liberté du travail, la liberté du commerce et de l'industrie, « quel qu’en soit le prix » et à quelques tempéraments près pour éviter le collapsus absolu - et parce qu’il est impossible à une décision déraisonnable d’être tout à fait cohérente. Ils doivent entendre des discours pontifiants et d’un pathos qu'ils avaient le tort de croire définitivement révolus. Assister, le lendemain du cri d’alarme présidentiel enjoignant à toute la population de se mettre aux abris, dont s'ensuit logiquement une crise économique auto-infligée d'une ampleur « sans précédent » (en effet !) à un appel pathétique du ministre de l'économie à aller au travail, alors que la parole présidentielle a garanti à tous le maintien de leur revenu quoi qu’il advienne. Bref, ils sont effrayés de voir « comme on nous parle », comme « on nous traite » pire, comment « nous acceptons d'être maltraités » sans mot dire.
Ils entendent en revanche avec bonheur quelques voix solitaires se lever dans cette nuit de la raison occidentale (qui font aussitôt l'objet d'une « chasse aux sorcières » aussi « moyenâgeuse » que le confinement général, ou sont ignorés[4]). Ils observent avec satisfaction les quelques Pays d'Asie et d'Europe qui sauvent l'honneur et montrent que les résultats d'une organisation prévoyante rigoureuse mise en œuvre avec sang-froid sont plus probants que les effets d'une réaction tardive et disproportionnée.
Gageons que les dirigeants Chinois, Coréens du Nord et Russes n'oublieront pas de sitôt à quel point il est facile de terroriser l’Ouest, ce « tigre de papier », et de le faire « tomber » comme une rangée de dominos.
La liberté de l'information, il est vrai, n'a pas été abolie, car cela n’est pas nécessaire. On voit en effet avec douleur se déployer de manière spontanée une propagande infantilisante dans les grands media, qui ont d’emblée congédié tout bon sens pour se cantonner au rôle de « petit télégraphiste » de la version du jour du « ministère de la vérité », ou se borner au rôle de porte-voix du président de l'APHP qui, retrouvant avec bonheur la lumière médiatique, suppliait, en toute sidérante logique (« plus c'est gros mieux ça passe ») tous les Français de rester chez eux, puisque les hôpitaux parisiens étaient submergés. Le jour d’après, les mêmes médias s'offusquaient « tous ensemble », devant le nombre de « parisiens accourus » ou en possession d’une maison secondaire, qui osaient vouloir se rendre en province pour « mieux vivre » le confinement imposé sine die (le jansénisme national n’est jamais très loin !). Ces délinquants virtuels n'abusaient-ils pas de cette liberté marginale et provisoire de se déplacer, qui aurait dû être supprimée plus tôt.
La désinformation dont nous avons été, et sommes encore, victimes (car comment reconnaître publiquement cet abus manifeste de gouvernance et de désinformation complice ?) est redoutablement efficace puisqu'elle s'appuie sur des faits avérés et indiscutables (l'épidémie transformée en pandémie par inertie initiale du Gouvernement chinois et de ses petits Frères), mais dont l'accentuation et le martèlement obnubilent l'opinion publique et les consciences, empêchant tout recul critique. Sélection des faits, enquêtes spécieuses, oubli pur et simple de tout ce qui se passe dans le reste du monde hormis la propagation du virus : les réfugiés d’Afrique et du Moyen Orient ont-ils cessé de chavirer et périr en Méditerranée ? La dictature de Bachar El Assad, soutenue sans vergogne par l’autocrate Poutine, fait-elle moins de victimes ? Les 1500 à 2000 décès quotidiens en temps normal en France ont-ils brusquement cessé ? N'essayez pas de l'apprendre aux « informations » du JT, la nouvelle Pravda, ce n’est pas le sujet du jour. Aucun ne s’avise qu’en appliquant le même principe de précaution maximaliste, il faudrait interdire la circulation routière, qui fait plus de 3000 morts par an en France, le sucre, responsable de 30 000 morts du diabète (et d’1,5 million de décès par an dans le monde) l'alcool, responsable de 40 000 morts chaque année en France, le tabac, qui en cause environ 75 000 (7 millions dans le monde, dont 900 000 par tabagisme passif).
Le réveil, douloureux, devant cette désinformation et cette inquiétante servitude volontaire obtenue à force d’information hystérisante (nonobstant la question rhétorique ingénument posée : « les média en font-ils de trop ? ») au lieu de parier sur le sens des responsabilités, dont la grande majorité des citoyens et toutes les entreprises ont immédiatement fait preuve en organisant rigoureusement une distanciation sociale impérative, qui était et demeure l’alternative sérieuse et suffisante au confinement général, aura-t-il lieu ? On peut l'espérer. Beaucoup ont rapidement décroché du « télécran » (c’est encore techniquement possible), pour avoir compris sa fonction principale de conditionnement des citoyens à des fins d’obéissance aux consignes de nos Little Brothers, dont la solidarité joue le rôle d’assurance-vie politique mutuelle (provisoire).
Ceux qui ont gardé la tête sur les épaules, et ceux qui reprendront plus tard leurs esprits, auront constaté que les grands media en France ne sont pas aux ordres, ils sont auto-asservis : tout comme en Chine, on n'a pas besoin de dire aux journalistes du « prime time » ce qu'ils doivent dire ou ne pas dire : ils le savent, et cela dans chaque situation par un réflexe de conformisme et d'obéissance à la « ligne du parti », condition d’une survie médiatique durable. Ils entendent avec stoïcisme un journaliste des Echos poser sérieusement la question dans un récent podcast : « mais comment peut-on ne pas respecter le confinement » ? D’autres « reporters », inquisiteurs auto-proclamés, masqués ou démasqués, enjoindre sententieusement des « rebelles » (demain des « terroristes » ?) à se plier aux consignes gouvernementales ? Mais aucun ne s'étonne de voir le personnel soignant, au contact permanent des malades dans un milieu à haute teneur virale, porter de simples masques chirurgicaux, qui protègent moins les soignants que les malades - a-t-on fini par apprendre - et ainsi dangereusement exposé aux risques que l’on veut éviter aux Français éloignés « du front ».
Les mêmes observateurs confinés, peut-être une majorité silencieuse, constatent avec plaisir que certains grands media de la presse écrite, certaines émissions de télévision ont sauvé l'honneur de la patrie et permis aux Français de se dégager de l'atmosphère confinée et pesante de l'unanimisme imposé. Ils apprécient ces néo-samizdats des pays libres que sont les réseaux sociaux, dont la pertinence et l’humour débridé rassurent sur la santé mentale des citoyens, non sans rappeler que les blagues sont, comme pour leurs prédécesseurs orientaux, le dernier recours des peuples brimés.
Gageons donc que les dirigeants occidentaux n’oublieront pas de sitôt cette répétition générale de mise au pas réussie et ne manqueront pas, à l’occasion, de vouloir s’inspirer des meilleures pratiques chinoises high tech de contrôle du peuple pour assurer sa « sécurité ».
Article écrit par Cédric d'Ajaccio
[1]Voir interview dans Les Echos du 24 mars 2020. Celui-ci souligne le caractère inouï d’une telle décision autoritaire face à une pandémie et y oppose les solutions plus raisonnables adoptées par d’autres pays en Asie comme en Europe.
[2] En tout 540 millions d’habitants sur un milliard et demi ont été « confinés », sur une portion du territoire, au jugé, d’un cinquième au plus de la Chine, d’après la cartographie de la quarantaine maximale en Chine : issu du New York Times, disponible sur alterinfo.ch.
[3] Comment ne pas penser ici au scénario de la dernière saison de « House of cards » et à la dramatisation de la présidence en danger de Claire Underwood.
[4] On aura reconnu Didier Raoult, seul contre tous à avoir raison depuis Marseille (il n’est pas le premier dans l’épopée nationale) dont le bon sens semble finalement l’emporter, mais au prix de combien de morts inutiles par refus dogmatique, sous forte influence pharmaceutique, d’utiliser un médicament générique, connu, disponible et sans danger. Dans les moins connus, aussi pertinents, on notera l’anthropologue médical et expert en santé publique Jean-Dominique Michel, basé en Suisse, « savant et effaré », qui tient un blog « savant et effaré de crise : https://jdmichel.blog.tdg.ch/AncreAncre