Aux racines de la violence « gratuite »

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Par Jacques Bichot Publié le 13 novembre 2019 à 5h34
Emeute Reunion
@shutter - © Economie Matin

Le docteur Maurice Berger, psychiatre, est l’un des trop rares spécialistes français de la violence pathologique, et plus particulièrement de celle qui se manifeste chez des enfants, des adolescents et des jeunes.

Il étudie « les processus à l’origine de la violence pathologique extrême », pour reprendre une expression qu’il a employée comme titre d’un chapitre de son ouvrage Voulons-nous des enfants barbares (Dunod, 2013). Il observe et analyse les échecs des institutions ayant à traiter ce problème dramatique, que ce soit la justice ou l’Aide sociale à l’enfance, institution dont il a depuis longtemps repéré et expliqué les insuffisances, pour ne pas dire le manque dramatique d’efficacité, dans deux ouvrages : L’échec de la protection de l’enfance (Dunod, 2004), et Ces enfants qu’on sacrifie … au nom de la protection de l’enfance (Dunod, 2014). Il veut contribuer à « prévenir et traiter la violence extrême » - sous-titre de Voulons-nous des enfants barbares ? (Dunod, 2013), et pour cela il analyse par exemple comment s’effectue le passage De l’incivilité au terrorisme, titre de l’ouvrage qu’il a publié chez Dunod en 2016.

Cette année, Maurice Berger continue son travail salvifique, et qui le serait plus encore s’il était davantage écouté, en publiant Sur la violence gratuite en France (L’Artilleur, octobre 2019). Cet ouvrage, comme ceux qui le précèdent, devrait être lu par tous ceux qui ont en charge de lutter contre la montée de la violence dans notre pays, mais aussi par tous les citoyens soucieux de comprendre le monde où nous vivons et de porter au pouvoir des personnes ayant des idées réalistes sur les sujets importants, dont la violence fait partie. Les quelques aperçus que je vais donner du travail effectué par Maurice Berger depuis des décennies ne sauraient évidemment pas remplacer la lecture de ses ouvrages.

Le rôle décisif de la petite enfance

« Quand on ne sait pas jouer à faire des accidents de voiture avec des modèles réduits, on joue en vrai ». Trop d’enfants n’ont pas appris de leurs parents ou de leur entourage à imaginer, à construire des scénarios dont ils savent bien qu’ils ne constituent pas la réalité, à jouer un rôle dans une histoire inventée. Maurice Berger éclaire à l’aide de cette observation le phénomène devenu chronique des incendies de voitures lors de certaines fêtes, renvoyant dans leurs buts les sociologues prompts à fournir une explication du type rancœur contre une société de consommation dont ces jeunes seraient exclus. Ces jeunes voyous, il discute avec eux dans un but thérapeutique, et voici ce qu’ils lui disent : « ces destructions de véhicules étaient un jeu, le but étant d’en brûler plus que ceux du quartier voisin ».

Cette absence de la dimension « jeu » au sens normal, inoffensif, est héréditaire : « Il ne sert à rien de dire à des parents avec lesquels on n’a jamais joué lorsqu’ils étaient enfants, de jouer avec leur enfant, car ils n’ont pas d’enfant joueur en eux ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y a rien à faire : l’équipe du docteur Berger a pratiqué avec succès l’apprentissage du jeu aux enfants à problème et à leurs parents. Encore faut-il convaincre les uns et les autres de participer, le cas échéant en accordant une prime aux familles qui viennent ainsi, parents et enfants, apprendre à « faire comme si », à créer un monde imaginaire dans lequel on peut jouer à être et à faire ce que l’on n’est pas et ce que l’on ne fait pas réellement.

J’ai pensé, en lisant ce passage, à un jeu de mon enfance, le gendarme et le voleur. À la réflexion, il a certainement contribué à faire de votre serviteur, comme de bien d’autres, un citoyen respectueux du bien d’autrui. Il s’agit d’une sorte de vaccination psychique : mes aînés m’ont inoculé à faible dose le virus du vol, la lecture des romans de Maurice Leblanc a complété ces parties de rigolade, et j’ai développé les anticorps correspondants. Arsène Lupin n’a pas été pour moi un modèle, mais la figure mythique qui confine le vol dans un monde totalement imaginaire. Ne pas jouer, ne pas comprendre la plaisanterie, tout prendre au sérieux, ne pas visiter par la pensée des mondes imaginaires, voilà l’origine de certains des maux qui rendent invivables trop de nos quartiers.

Maurice Berger va jusqu’au bout de sa démarche analytique en attribuant une grande importance à « l’absence de pensée » comme source de la délinquance. « Certains jeunes n’ont pas de pensées. Je mesure l’énormité de ce que j’affirme là, et il m’a fallu plusieurs années pour accepter cette idée », écrit-il. Cette vacuité explique l’addiction à la destruction : « Détruire est le jeu de ceux qui n’ont aucune imagination, et il consiste aussi à démolir la construction des autres dont on envie la capacité de créer. »

Les erreurs d’analyse

Il est fréquent de dénoncer « la ghettoïsation de certaines parties de la population » comme étant « à l’origine de la violence et du communautarisme », remarque Maurice Berger. Or, estime-t-il, c’est inexact : « on est enfermé par autrui dans un ghetto alors qu’au contraire (…) la contrainte est intérieure, elle est autosécrétée, car c’est l’éloignement qui est angoissant, éloignement en pensée, mais aussi éloignement physique hors de son territoire. »

Le docteur Berger donne des exemples à l’appui de cette affirmation politiquement incorrecte. D’abord celui des travailleurs saisonniers : ce sont pour beaucoup des européens de l’Est, alors que les jeunes des banlieues n’utilisent guère cette opportunité. Ensuite celui de la création de 350 postes à la SNCF réservés aux habitants des quartiers difficiles, avec installation du bureau d’embauche au cœur d’un de ces quartiers : 230 personnes seulement sont venues se renseigner ! Le chiffre des embauches finalement réalisées n’est pas indiqué, mais la leçon est claire : « Postuler aurait signifié se trouver seul, loin du groupe de ses semblables et sur un lieu inconnu, loin du territoire du groupe. » Il faut intégrer le phénomène clanique comme une donnée très importante dans le traitement du problème posé par certaines banlieues.

Que faire ?

Les deux derniers chapitres du livre sous revue fournissent des pistes sur ce qu’il faudrait faire … et ne pas faire. Le but proposé par le psychiatre est clair : « aider des sujets prisonniers de leurs pulsions à penser et à se retenir ». Cela de deux manières. Premièrement, exemples à l’appui, le docteur Berger explique que beaucoup de ces jeunes n’ont pas conscience de la gravité d’actes tels que, par exemple, avoir frappé quelqu’un au point de le mettre dans le coma, ou avoir sodomisé un garçonnet de 5 ans. « En entretien, où il vient, car il a une obligation judiciaire de soins, il ne voit pas où est le problème, à part que ça lui cause des ennuis ». La comparution devant le juge tardant, il pense que l’affaire est oubliée, et les séances avec le psychiatre ne donnent rien. C’est le jour où on lui annonce que l’audience aura lieu la semaine suivante qu’un déclic se produit : « Il me déclare que maintenant, il va réfléchir avec moi à ce qui s’est passé ». Leçon à retenir des exemples de ce type : « la décision judiciaire est très souvent le seul repère, le seul indicateur qui fournit à un jeune un reflet de la gravité de ses actes. »

Deuxièmement, en conséquence de ce qui précède, il faut « donner sens à la loi », utiliser le plus efficacement possible ce moyen de faire accéder à une conscience morale des jeunes qui « n’ont pas de regrets de leurs actes violents, sauf quand ils occasionnent des ennuis à leur famille. » Et pour cela, il faut que le jugement intervienne rapidement. Juger un délit deux ans après sa commission, c’est laisser penser au délinquant qu’il n’a rien fait de grave, sentiment qui sera souvent confirmé par une ou des récidives, elles aussi dépourvues de conséquences immédiates pour le coupable.

Dans le même sens, le docteur Berger s’élève contre l’atténuation systématique des sanctions relatives aux premières agressions. « Actuellement, dans les faits, les mineurs ont compris qu’il existait un droit de premier tabassage, quel qu’en soit la gravité », explique-t-il exemples à l’appui. Il préconise une courte peine de prison, 15 jours par exemple, dès la première grosse bêtise, comme étant le meilleur et pratiquement le seul moyen de déclencher une prise de conscience et de rendre efficace le passage en centre éducatif renforcé (CER) ou en établissement de placement éducatif (EPE).

Bref, donner le sens du permis et du défendu, sans même parler de celui du bien et du mal, n’est pas une mince affaire quand il s’agit d’enfants et de jeunes dont l’éducation parentale a été déficiente. Les institutions crées dans ce but pourraient fonctionner plus efficacement si elles s’inspiraient des analyses et suggestions de personnes qui, comme le docteur Berger, explorent l’univers de la violence depuis des décennies avec une grande lucidité accompagnée, comme il sied aux personnes intelligentes, d’une bonne dose d’humilité.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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