L’Irlande, l’Etat qui ne veut pas recevoir 14 milliards d’euros d’Apple

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Par Jacques Bichot Publié le 21 septembre 2018 à 5h00
Irlande Apple Milliards Euros
@shutter - © Economie Matin
1 000 milliards ?La capitalisation d'Apple en Bourse a atteint 1.000 milliards de dollars.

A la loterie de l’Union européenne, l’Irlande a gagné un gros lot qui l’embarrasse beaucoup : 14,3 milliards d’euros en provenance d’Apple.

Cette firme, dont la capitalisation boursière a atteint 1 000 milliards de dollars, a récemment fait virer cette somme, destinée au Trésor public Irlandais, sur un compte bloqué, en attendant que le Gouvernement Irlandais veuille bien l’encaisser.

Quelle est l’origine de cette extraordinaire histoire ? L’Irlande, comme le Luxembourg, a compris depuis longtemps qu’il est intéressant d’être un paradis fiscal, attirant les sièges sociaux et certains services de grandes entreprises : les faibles taux d’imposition sur les sociétés sont plus que compensés par l’énormité des bénéfices à taxer et par les créations d’emplois. Internet permet de localiser sur l’île ou dans le Grand-Duché des revenus en fait gagnés par des ventes en Allemagne, en France ou en Espagne. Pour les ministres des finances et les chefs de gouvernement de ces paradis fiscaux, récupérer 5 % sur vingt milliards de bénéfices (donc 1 Md€) vaut mieux qu’obtenir 20 % sur seulement deux milliards (soit 0,4 Md€).

Jean-Claude Junker, quand il était Premier Ministre du Luxembourg, a largement fait profiter son petit pays de cette formule, bien connue des hard-discounters sous la forme : vendre à bas prix pour vendre beaucoup. En 2014, le Grand-Duché encaissait, grâce à la faiblesse de ses taux, des impôts sur les sociétés représentant 4,4 % de son PIB, contre 2,4 % en moyenne européenne. Mais, comme Président de la Commission européenne, il est bien obligé de dire que cette façon d’attirer chez soi les multinationales les plus juteuses au moyen de taux d’imposition des sociétés ridiculement faibles n’est pas très fair-play vis-à-vis des autres membres de l’Union.

A défaut de lancer un vrai mouvement de convergence, à l’échelle de l’UE, des modes de calcul des bénéfices des sociétés et des taux d’imposition de ces bénéfices, Junker a donc commencé à brûler ce qu’il avait adoré : ses services ont engagé une chasse au dumping fiscal le plus évident. Les concessions fiscales irlandaises à la pomme la plus juteuse que le monde ait jamais vu sont tombées dans le collimateur, et l’Eire s’est trouvée condamnée en justice à percevoir les impôts en provenance d’Apple auxquels elle avait renoncé pour l’inciter à se domicilier chez elle, augmentés d’intérêts de retard. Son Gouvernement n’a d’ailleurs pas baissé les bras ; il a interjeté appel !

Cette histoire rappelle Le savetier et le financier du savoureux Jean de La Fontaine. Privé de sommeil et de joie de vivre par le souci d’avoir à garder chez lui un gros sac d’écus lui venant du financier, le brave savetier finit par lui déclarer : « Rendez-moi mes chansons et mon somme, et reprenez vos cent écus. » Le gouvernement irlandais garderait bien les emplois d’Apple sur son territoire, et les modestes revenus qu’ils génèrent, en lieu et place des quatorze milliards d’euros ! En récupérant l’argent du beurre, il risque de perdre ce qui lui importe davantage : la tartine supportant la matière grasse. L’Europe a encore bien des progrès à réaliser !

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.