Par Segun Apata, Ambassadeur … et Jorge Moreira da Silva, Directeur de la Coopération au développement, OCDE
Combattre les flux financiers illicites (FFI), c’est un peu comme essayer d’attraper un poisson à mains nues : il y a de fortes chances pour que le pêcheur revienne bredouille, malgré ses efforts et son adresse, tant cet argent tiré d’activités criminelles ou commerciales, de la corruption et des pots-de-vin, est opaque et insaisissable. Non seulement l’océan est vaste et regorge de ces poissons vénéneux --trafic d’hydrocarbures, drogue, contrefaçon ...—mais en plus les acteurs illicites contournent facilement les mesures de lutte contre le blanchiment de leurs revenus, en investissant sans cesse de nouvelles filières. Ainsi du marché de l’or, comme le relevait récemment le Groupe d’action financière (GAFI).
L’Afrique de l’Ouest, par ses multiples fragilités sécuritaires, économiques et sociales, est particulièrement poreuse à ces flux financiers illicites, que le Groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites en provenance d’Afrique estime à 50 milliards de dollars par an. Selon l’OCDE, la plus grosse partie est tirée du commerce illicite des ressources pétrolières, dont les revenus nourrissent la corruption, affaiblissent les institutions politiques et aggravent les conflits. Les enlèvements contre rançons et la traite des êtres humains, ils sont une ressource de plus en plus importante, en plus du trafic d’articles de contrebande, pour les groupes terroristes comme Al-Qaïda au Maghreb Islamique ; les revenus leur permettent de verser des pots-de-vin, voire des salaires aux membres des communautés parmi lesquelles ils opèrent, ou encore de soutenir les familles dont ils recrutent les enfants. Les régions économiquement défavorisées deviennent donc dépendantes des FFI. L’étude souligne aussi que le problème dépasse largement les frontières la région : un cercle vicieux lie sous-développement et criminalité internationale. Ainsi, les quelques 40 tonnes de cocaïne d’une valeur estimée à environ 2.1 milliards de dollars qui transitent chaque année par les ports d’Afrique de l’Ouest ne laissent que 40 millions dans la région : les profits sont principalement engrangés en Europe.
Le nouveau rapport de l’OCDE, L’économie du commerce illicite en Afrique de l’Ouest, cartographie en détail l’impact délétère de ces flux sur le développement de la région à partir d’exemples concrets tirés de 13 formes différentes de trafics. Sa conclusion est sans appel : il est urgent de repenser la lutte contre les FFI, tant à la source que dans les pays de destination, et de mettre en œuvre une stratégie internationale, multisectorielle de prévention à long terme des flux illicites.
Or l’un de ses constats les plus inquiétants de l’étude est la faiblesse des montants de l’aide publique au développement (APD) bilatérale des pays membres de l’OCDE destinés à appuyer les pays d’Afrique de l’Ouest dans leur lutte contre la pauvreté, une étape nécessaire pour assécher le marais des FFI : en 2016, ils s’élevaient à 24 milliards de dollars, soit moins de la moitié du montant estimé des FFI. Plus inquiétant encore, ce montant était en diminution de 0.5 % par rapport à 2015. Pour l’ensemble des pays les moins avancés, l’aide des pays membres de l’OCDE baisse plus rapidement encore sur cette période : de 3.9 % en valeur réelle.
Les bailleurs négligeraient-ils la résolution du problème systémique des FFI, qui nécessite un effort coordonné et de longue haleine, au profit de la gestion des crises ouvertes ? Entre 2010 et 2016, ils ont multiplié par plus de 5 l’APD consacrée à l’accueil des réfugiés sur leur propre sol, passée de 3 à 16 milliards de dollars. Quant à leur aide aux pays tiers, elle a été principalement accordée aux pays en proie aux conflits et aux migrations forcées comme l’Afghanistan et la Turquie.
Il est urgent d’inverser la tendance. Contre les flux financiers illicites, les gouvernements d’Afrique de l’Ouest et les pays de l’OCDE doivent agir de manière coordonnée dans un large éventail de domaines : plus grande transparence fiscale et commerciale, accès des populations aux services financiers licites, régulation des marchés du travail employant les migrants en Europe etc. Sans perdre de vue l’urgence de créer de réelles opportunités économiques pour les populations d’Afrique de l’Ouest hors de la sphère criminelle. Il n’y aura pas de sécurité, de part et d’autre de la Méditerranée, sans solidarité.