Le 30 mars 2015, Elon Musk, le patron de Tesla Motors, a réussi à faire augmenter la valorisation de son entreprise d'environ 1 milliard de dollars en quelques minutes seulement (+3%), et ce en envoyant tout simplement un message de moins de 140 caractères sur Twitter !
Manipulation de marché ? Irrationalité des investisseurs ? Craquage d'un algo de trading ? Et bien en réalité l'histoire est bien plus simple que tout cela... Mais cet évènement est un exemple quasi parfait permettant de s'intéresser à la régulation aux USA concernant l'utilisation des réseaux sociaux par les entreprises et d'illustrer l'intégration d'une information nouvelle dans le prix d'un actif financier. Retour donc sur "le tweet à 1 milliard d'Elon Musk" !
Vous ne connaissez pas Elon Musk (bouh, pas bien !!) ? A seulement 43 ans, Elon Musk est déjà l'homme derrière les entreprises Paypal (paiement en ligne), SpaceX (lanceur de vaisseaux spaciaux) et Tesla Motors (automobile : capitalisation actuelle supérieure à 30 milliards de $). Pas trop mal, non ? Au passage, Elon a aussi d'autres petits kiffs dans la vie, comme l'envie d'envoyer des humains sur Mars ou bien de créer un nouveau mode de transport à base de capsules dans des tubes géants (Hyperloop). Bref, quand le génie multi-milliardaire Elon Musk utilise Twitter pour raconter sa life (ou communiquer à propos de ses entreprises), cela peut vite avoir un impact demesuré (Elon Musk ayant plus de 2 millions de followers sur Twitter...). Et le 30 mars à 12h35, Elon Musk a justement utilisé Twitter pour annoncer qu'un nouveau produit Tesla allait être révélé lors d'une conférence le 30 avril, et que ce produit ne sera pas une voiture... Et là, le cours de bourse de Tesla s'est affolé !
Major new Tesla product line -- not a car -- will be unveiled at our Hawthorne Design Studio on Thurs 8pm, April 30
— Elon Musk (@elonmusk) 30 Mars 2015
Mais est-ce légal ? Un patron peut-il révéler une information comme cela sur Twitter ? Le 2 avril 2013, la Security Exchange Commission (le "gendarme" de la bourse aux Etats-Unis) a clarifié sa position à ce sujet en annonçant que les entreprises cotées sur le marché américain pouvaient utiliser les réseaux sociaux dans le cadre de leur communication financière (information primaire), à condition que les investisseurs soient avertis et que le compte Twitter utilisé pour diffuser de l'information soit clairement défini (source : "SEC Says Social Media OK for Company Announcements if Investors Are Alerted"). Du côté légal donc, pas de problème : Tesla Motors a en effet bien respecté la régulation Fair Disclosure en remplissant un formulaire 8-K annonçant clairement les différents canaux de diffusion de l'information, et plus précisement que des informations pouvaient être diffusées sur Twitter via le compte personnel d'Elon Musk et le compte officiel de Tesla Motors (source: "Form 8-K - Tesla Motors - November 5, 2013")
La situation est très différente chez nous ! En Europe, les réseaux sociaux ne peuvent être un vecteur premier de diffusion de l'information réglementée (source :"L'irrésistible ascension des réseaux sociaux : les sociétés cotées doivent-elles être prudentes ?"). L'Autorité des Marchés Financiers (AMF - le "gendarme" de la bourse en France) a récemment confirmé sa position en indiquant que les réseaux sociaux ne peuvent être utilisés que si l'information a préalablement fait l'objet d'un communiqué (source : "AMF - Communication des sociétés cotées sur leur site internet et sur les médias sociaux").
"En conséquence, l'AMF rappelle qu'en application des articles 223-1 à 223-10-1 de son règlement général les émetteurs peuvent diffuser leurs informations privilégiées sur les médias sociaux si et seulement si ces informations ont préalablement fait l'objet d'un communiqué à diffusion effective et intégrale et sous réserve que l'information donnée par l'émetteur, quel que soit le support utilisé, soit exacte, précise et sincère, conformément aux exigences du règlement général"
Grâce à un partenariat avec Visibrain, le Captain' a obtenu l'ensemble des tweets publiés le 30 mars 2015 contenant le mot-clé "Tesla". Puis, via Bloomberg, le cours de l'action Tesla minute par minute. Avant 12h35 (heure US) et le tweet d'Elon Musk, il y avait chaque minute entre 0 et 5 tweets contenant le mot-clé "Tesla" (courbe rouge, échelle de gauche). Le cours de l'action Tesla oscillait depuis le début de la journée dans un intervalle entre 182 et 184$ (avec une baisse à l'ouverture). Et là, Elon Musk annonce via Twitter qu'un nouveau produit sera dévoilé dans un mois ! Quasi-instantanément, l'information est reprise (retweeté) des centaines de fois (de 10 à 40 tweets par minutes), et le cours de l'action Tesla s'affole : de 183,33$ à 12h35 avant le tweet de Musk à 188,62$ à 12h45 (soit une hausse de 2,88% en 10 minutes !). Ensuite, le volume de tweets diminue petit à petit, en restant tout de même anormalement élevé jusqu'à la fermeture, et le cours de l'action Tesla se stabilise autour de 191$ avec tout de même une forte volatilité.
Cette analyse minute par minute permet de penser que l'annonce d'Elon Musk n'avait pas été anticipée par le marché et que l'information n'avait pas "fuitée" (sans pouvoir en être sûr à 100% cependant... mais le faible volume d'échange et la relative stabilité du cours avant l'évènement permettent de pencher vers cette conclusion). Nous sommes alors dans une situation idéale pour étudier l'intégration d'une information nouvelle dans le prix d'un actif financier : ici, l'intégration est extrêmement rapide, et en étudiant le cours de Tesla durant les jours suivants, il n'y a pas de "price reversal" (= pas de baisse du cours suite à une hausse qui aurait été irrationnelle). Nous sommes donc dans un cas d'études d'évènements (event-study) qui confirmerait l'hypothèse d'efficience des marchés. Attention cependant : il s'agit là de ce qu'on appelle en économie une "évidence anecdotique", et il est bien sûr important de ne pas généraliser trop rapidement ce cas spécifique à l'ensemble des situations.
Twitter permet de diffuser une information à l'ensemble des investisseurs exactement au même moment et sans aucun frais, et peux ainsi participer à rendre l'information plus accessible et transparente. Selon une étude de Blankespoor & al. (source : "The Role of Dissemination in Market Liquidity: Evidence from Firms' Use of Twitter", 2014, The Accounting Review"), Twitter permet en effet de réduire l'asymétrie d'information et l'utilisation de Twitter par les entreprises entraîne une réduction du bid-ask spread et améliore la liquidité ! Les conclusions de l'étude de Blankespoor & al. sont basées sur des données ayant déjà plus de 5 ans, mais le Captain' est prêt à parier qu'avec le développement de Twitter et la clarification de la Security Exchange Commission en 2013, le rôle positif des réseaux sociaux dans la diminution de l'asymétrie d'information est toujours clairement valable aujourd'hui (oui oui, il faudrait que je collecte des données et que je fasse un petit papier là dessus... et s'intéresser aussi à l'effet du "LiveTweet" des conférences et annonces des entreprises).
"Firm disclosures often reach only a portion of investors, which results in information asymmetry among investors and, therefore, lower market liquidity. […] We find this additional dissemination of firm-initiated news via Twitter is associated with lower abnormal bid-ask spreads and greater abnormal depths, consistent with a reduction in information asymmetry." - Blankespoor et al.
Alors il est clair que tout n'est pas rose non plus : risque de piratage de compte Twitter et d'envoi de fausses informations (exemple du piratage du compte de l'Associated Press), difficulté de donner une information "claire et précise" en 140 caractères, risque de sur-réaction des marchés... Mais si l'Autorité des Marchés Financiers en France avait envie de se rapprocher de la position de la SEC (oui oui, on peut toujours rêver), le Captain' serait ravi !
Conclusion : Cet article est extrait de l'introduction d'une présentation que le Captain' a réalisé il y a 10 jours lors des "Journées Inter-Universitaires de Recherche en Finance" (JIRF 2015) à l'Université Paris-Est Créteil. Un papier académique à ce sujet est en route, pour passer de l'évidence anecdotique à l'étude empirique sur un échantillon de plus de 3 millions de tweets collectés sur 8 mois (détection d'évènements, analyse de sentiment, blablabla...) ! Réponse à la fin de l'été (c'est sympa un été de thésard, non ? 😉 ). ô Thèse, mon amour <3