Depuis plusieurs années, nos essayistes, éditorialistes et distingués commentateurs de la vie publique ressassent inlassablement le même refrain : la France va mal, la France est sur le déclin, la France n’a plus l’allant de jadis, la France n’a plus confiance en elle… Cette antienne est si lancinante qu’on aurait presque fini par y croire.
Pourtant, si l’on s’en tient aux faits, on constate que les Français éprouvent certes une défiance marquée envers leurs politiques et leurs médias, mais qu’ils ne doutent en revanche pas de leurs institutions, police, justice, santé, école, armée… Et dans les pays comparables en termes de taille, de développement économique et de complexité sociétale, à savoir l’Allemagne, la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, les Etats-Unis, on observe des indicateurs de confiance à peu près identiques. Or, dans ces pays, on n’entend aucunement cette complainte. Bref, dire qu’en France, la confiance est en berne est un point de vue purement subjectif et erroné au regard des statistiques.
La question est donc de savoir pourquoi ce propos se diffuse si largement dans notre pays, au point d’être devenu une sorte de pont-aux-ânes pour nos intellectuels. Hormis notre propension nationale à nous plaindre, qu’y a-t-il donc de spécifique à la France qui puisse nourrir cette impression ? Pour le savoir, il faut revenir sur les travaux des sociologues actuels qui se sont penchés sur la question. On peut considérer avec Marcel Gauchet que la société française est parvenue à l’ère de l’autonomie. Alors qu’historiquement, la religion, la tradition, l’Etat, le groupe social ont tour à tour, et parfois simultanément, joué un rôle de référent extérieur, l’individu s’en est peu à peu détaché au point qu’aucune décision ne s’impose désormais plus à lui. En dehors d’un socle juridique et moral minimal, plus rien « ne va de soi ». Ainsi livré à lui-même, l’individu est « incertain », selon le mot d’Alain Ehrenberg. Il lui faut faire ses propres choix, constamment, sur tous les sujets, et il y est encouragé par un discours médiatique qui survalorise la « personnalité », l’« accomplissement personnel ». Sans aide extérieure pour le soulager du fardeau de ses inquiétudes, l’individu se retrouve l’unique décideur d’un univers réduit à un singleton : c’est l’aboutissement extrême de la démocratie que décrit Dominique Schnapper.
De plus en plus complexe, ouvert, aléatoire, et en apparence régi par un entrelacs de règles obscures et difficiles à appréhender, le monde devient dès lors un objet de questionnement permanent. L’entreprise elle-même n’y échappe pas, comme le constatent des managers de plus en plus souvent confrontés à des collaborateurs qui remettent en question leurs instructions, non par insubordination mais par besoin d’agir en connaissance de cause. Paradoxalement plus éduqué et plus informé, l’individu doute, interroge, et c’est de là que nait cette sensation persistante d’un manque de confiance. Cette évolution sociétale n’est pas propre à la France, mais, par rapport aux pays cités plus haut, elle s’exprime chez nous de façon particulièrement aiguë. Comme souvent dans son histoire, la France apparaît à l’avant-garde des grands changements de la société occidentale.
Ainsi, parce qu’on part d’une mauvaise analyse, on interprète comme un manque de confiance mortifère une mutation plus profonde de la démocratie. Cet exemple vient nous rappeler que les faits, les chiffres et les scientifiques qui les interprètent constituent les seules lunettes adéquates pour regarder le monde. En l’oubliant et en lançant des cris d’orfraie infondés, on finirait par désespérer le pays. Pour de bon, cette fois.