Une nouvelle légende urbaine concernant le monopole de la sécurité sociale a fait son apparition: un arrêt du Tribunal de l’Union Européenne du 5 février 2018 aurait ouvert toutes les sécurités sociales d’Europe (y compris en France, donc) à la concurrence. Et, dans la même veine, la directive DDA sur la distribution des produits d’assurance, aurait également ouvert la sécurité sociale française à la concurrence. Voici pourquoi ces propos sont des fantasmes.
C’est un mythe récurrent, dont certains se servent parfois pour vendre sous une forme ou sous une autre de « bons conseils » qui emmènent droit à la condamnation pénale ceux qui les suivent naïvement : le droit communautaire déferait le monopole de la sécurité sociale en France. Certaines publications parfois sérieuses font même écho à ces bobards simplistes. Comme régulièrement, nous remettons ici les points sur les « i », sans céder à la triste démagogie qui pousse à donner de faux espoirs aux indépendants.
Le mythe de l'arrêt TUE du 5 février 2018
L’essentiel de cette nouvelle légende urbaine repose sur un arrêt rendu par le Tribunal de l’Union dans un conflit qui opposait la Commission Européenne et l’une des trois entreprises gestionnaires de l’assurance maladie privatisée en Slovaquie. Pour mémoire, la Slovaquie a privatisé son système de santé en 2004, et trois opérateurs privés assurent la gestion de l’ensemble au niveau national. L’un d’eux (en l’espèce une filiale slovaque d’un groupe néerlandais) avait considéré, en 2007, que le gouvernement slovaque accordait des aides d’État à l’un des autres opérateurs.
On le voit : la situation de l’assurance maladie slovaque n’est pas comparable à la situation française. Tirer, à partir de cet arrêt, des conclusions facilement transposables à la France relève d’une véritable acrobatie intellectuelle.
D’ailleurs, on retiendra quelques phrases cruciales dans l’arrêt du tribunal:
« il convient plus spécifiquement de rappeler que, dans le domaine de la sécurité sociale, la Cour a considéré que certains organismes chargés de la gestion de régimes légaux d’assurance maladie et d’assurance vieillesse poursuivaient un objectif exclusivement social et n’exerçaient pas une activité économique. La Cour a jugé que tel était le cas des caisses de maladie qui ne faisaient qu’appliquer la loi et n’avaient aucune possibilité d’influer sur le montant des cotisations, l’utilisation des fonds et la détermination du niveau des prestations. En effet, leur activité, fondée sur le principe de la solidarité nationale, était dépourvue de tout but lucratif et les prestations versées étaient des prestations légales, indépendantes du montant des cotisations (arrêt du 16 mars 2004, AOK Bundesverband e.a., C?264/01, C?306/01, C?354/01 et C?355/01, EU:C:2004:150, point 47). (…)
Aux fins de cet examen, d’une part, il y a lieu d’indiquer que les régimes de sécurité sociale mettant en œuvre le principe de solidarité sont, notamment, caractérisés par une affiliation obligatoire des organismes au régime, par une absence de lien direct entre les cotisations versées et les prestations perçues, par des prestations obligatoires et identiques pour tous les assurés, par des cotisations proportionnelles aux revenus des assurés, ou encore par un régime fonctionnant selon le principe de la répartition (voir, en ce sens, arrêts du 17 février 1993, Poucet et Pistre, C?159/91 et C?160/91, EU:C:1993:63, points 9 à 12 ; du 22 janvier 2002, Cisal, C?218/00, EU:C:2002:36, points 34 à 43, et du 16 mars 2004, AOK Bundesverband e.a., C?264/01, C?306/01, C?354/01 et C?355/01, EU:C:2004:150, points 52 et 53). »
L’arrêt du TUE rappelle ici les jurisprudences de la Cour de Justice de l’Union, qui a validé à plusieurs reprises les systèmes de sécurité sociale avec affiliation obligatoire. La Cour a déterminé les critères qui rendent ces systèmes conformes au droit de l’Union. En particulier, elle a défini avec précision ce qu’il fallait entendre par système de solidarité : prestations obligatoires, identiques, sans lien direct entre les cotisations et les prestations, etc.
Bref, le Tribunal n’a pas remis en cause la jurisprudence de la Cour sur la sécurité sociale. Il a simplement vérifié que les opérateurs tchèques répondaient à la définition donnée par la Cour, et il a considéré que la Commission Européenne avait mal évalué cette conformité. Rien de plus.
Donc, l'arrêt 'pas applicable à la sécurité sociale française.
Directive DDA et monopole de la sécurité sociale
Par ailleurs, la même légende urbaine suggère que la récente directive dite DDA sur la distribution des produits d’assurance ouvrirait la sécurité sociale à la concurrence.
Ce nouvel argument recycle une vieille rengaine… Les « libérés » soutiennent en effet depuis de nombreuses années, par un contresens dont ils ont ici échoué à montrer la vérité devant les tribunaux, que la directive assurance de 1992 s’appliquerait à la sécurité sociale française. Or, pour échapper à cette application, tous les régimes incertains, comme l’AGIRC-ARRCO ont fait le choix de passer sous la coupe de l’obligation d’affiliation et de la solidarité encadrée par l’État.
Si, conformément à ce que dit la légende urbaine, la directive DDA protège effectivement les droits de la clientèle des assureurs en leur garantissant le marché le plus ouvert et transparent possible, elle n’a en revanche absolument pas remis en cause la directive de 1992. Le champ d’application de DDA n’inclut en rien les organismes de sécurité sociale.
Là encore, on évitera donc les raccourcis abusifs.
Ceci ne signifie pas que la remise en cause du monopole de la sécurité sociale ne soit pas possible. Mais elle ne viendra certainement pas de cette façon de prendre les vessies pour des lanternes.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog