Ce n’est pas l’acteur qui entre dans la peau du personnage, mais le personnage qui entre dans la peau de l’acteur, disait Laurent Terzieff. N’oublions pas, tout de même, qu’avant d’entrer dans la peau de l’acteur, le personnage entre dans son cerveau.
On dit souvent que l’acteur « fait le vide » avant d’entrer en scène. En ce qui concerne le personnage, il fait le plein. Parce que c’est sa mission de l’interpréter. En prenant sa place au pupitre, l’orateur doit aussi conserver dans son cerveau la seule conscience de sa mission et balayer tout le reste. L’Art Oratoire est un système, le cerveau de l’orateur en est le premier pôle. Et c’est en assumant sa mission dans le discours, que l’orateur construira son personnage.
Si avant son entrée en scène, l’acteur « fait le plein » de son personnage, en revanche il « fait le vide » de son texte. L’orateur doit lui aussi d’autant plus oublier le texte prévu de son discours, qu’il n’est jamais certain d’avoir prévu le meilleur possible pour atteindre son but. Et contrairement à l’acteur, pour lequel l’essentiel du travail s’est fait pendant les répétitions, pour lui tout est à faire quand il arrive au pupitre. A cet instant, il lui suffit d’inviter le public dans son cerveau en le regardant avec intérêt, pour oublier tout ce qu’il a préparé. Après tout, c’est avec lui qu’il va construire son discours fini. Ce qu’il a préparé se trouve alors renvoyé dans son passé. Il ne doit pas s’en inquiéter. Tout ou partie de ce passé ressurgira dans son discours si la situation l’exige. Il ne reste plus dans son cerveau que la conscience de sa mission, que la seule présence du public qu’il reçoit dans son regard se charge de lui rappeler. Elle le renforce dans la conscience de sa mission.
En regardant son public avant de parler, l’orateur connecte à distance les deux pôles extrêmes de leur relation, cachés derrière leurs apparences physiques respectives, et pourtant se parlant à travers elles : son cerveau et le cerveau de ses auditeurs. Cette connexion crée une différence de potentiel entre les deux extrémités de la relation, qui seule peut déclencher le courant continu d’un discours pertinent. Le cerveau des auditeurs est le deuxième pôle du système de l’Art Oratoire.
Voilà donc la pensée de l’orateur à l’écoute de celle des auditeurs. Fort de ses milliards de neurones, le cerveau de l’orateur analyse et synthétise ce qui se passe dans celui de ses auditeurs. En fonction de cela, il calcule le contenu, le ton et l’instant propice pour commencer le discours. Le temps cérébral est un temps réel qui doit trouver sa place dans le discours. Ce premier silence avant la parole de l’orateur ne prend que quelques secondes. Un orateur débutant le trouve toujours trop long. Et soudain, tout est prêt dans cerveau de l’orateur. Vient enfin le moment de parler.
A partir de là, la Nature fait le reste. Aux deux pôles que constituent le cerveau de l’orateur et ceux du public, Elle en ajoute un troisième dans le ventre de l’orateur. Son diaphragme, qui jusque-là entretenait une respiration pépère (ou plutôt mémère) correspondant à un état de repos, entre en action. Il descend soudain très bas, repoussant les viscères vers le bassin, pour appeler dans les poumons une puissante inspiration, et l’orateur produit le premier son bien placé de son discours. Ebahis, l’orateur et le public le découvrent ensemble. De silence en silence, cela continuera comme ça jusqu’à la fin du discours.
Le bon orateur ne gère pas sa respiration. Il se borne à en créer les conditions. Il crée la première, en se redressant de toute sa stature pour regarder son public bien en face, ce qui lui apporte la verticalité nécessaire à l’appel dans son corps d’une puissante colonne d’air. Il crée la seconde en « [désirant] une belle voix » comme le recommande Cicéron, et en la critiquant sévèrement tout au long de son discours. Il utilise alors instinctivement et correctement sa musculature pour rendre sa voix musicale.
Le bon orateur ne se préoccupe que des qualités respectives de son regard et de sa voix du début à la fin de son discours. Cela suffit à le placer au centre de gravité du système de l’Art Oratoire tendu entre trois pôles : le cerveau de l’auditeur, son propre cerveau, et son ventre.