OPINION
EconomieMatin célèbre aujourd’hui ses 8 ans d’existence, un anniversaire qui arrive cette année dans un contexte très particulier. Nombreux sont ceux qui n’hésitent plus à évoquer « le monde d’avant » et « le monde d’après ». En ce long week-end férié, permettez-moi de partager quelques réflexions personnelles que m’inspire la crise actuelle.
Sur le télétravail et, plus largement, notre rapport au travail d’abord
Cette crise sanitaire a rabattu les cartes dans le monde du travail. Soudain, un grand nombre de Français se sont mis au télétravail, quelque chose que nous, à EconomieMatin, pratiquons au jour le jour, par choix des uns et des autres, même en temps normal. Mais pour une grande partie des salariés en France, c’était visiblement un terrain inconnu, il a fallu s’adapter. Certains ont dû acheter du matériel (un casque et un micro pour s’appeler par Zoom ou Skype ou encore un disque dur plus spacieux pour pouvoir traiter des fichiers volumineux), d’autres ont dû installer des logiciels de travail : c’est impensable pour moi personnellement, mais ne pas avoir Word ou Excel sur son ordinateur à la maison n’est finalement pas très rare si on prend les salariés dans leur ensemble.
Avec la mise en place soudaine du télétravail, tout d’un coup, l’ordinateur qui servait jadis uniquement au visionnage de Netflix et aux jeux, est devenu pour beaucoup un outil de travail. À mon sens, c’est un changement majeur, car avant, pour travailler, ces salariés avaient forcément besoin d’un outil de travail fourni par leur entreprise (en l’occurrence, leur ordinateur de bureau). Ils ne pouvaient réaliser les tâches liées au travail que s’ils étaient dans les locaux de l’entreprise et à disposition de leur employeur. Désormais, après un temps d’adaptation nécessaire, beaucoup ont pris conscience qu’ils pouvaient très bien travailler depuis chez eux : selon un récent sondage, 39% des cadres n’ayant jamais télétravaillé souhaitent désormais poursuivre le télétravail même lorsque le confinement sera levé. Et qui dit posséder les outils nécessaires et ne pas avoir besoin de bureau autre que sa chambre dit aussi, tôt ou tard, des velléités d’indépendance et donc velléités de mise à son compte. Ces dernières semaines, nombreux sont ceux qui se sont rendus compte qu’ils peuvent aussi réaliser des prestations pour le compte d’autres sociétés, d’autant plus qu’en ces temps incertains, avoir plus d’une source de revenus est comme jamais d’actualité. Je pense que ces dernières semaines ont été, et les semaines qui suivront le déconfinement le seront aussi, une période où beaucoup s’interrogeront sur leurs compétences professionnelles et leur valeur sur le marché du travail.
Dans la même veine, j’espère personnellement que le rapport des Français à la formation va enfin changer. La formation professionnelle ne sera plus vue comme une contrainte, un rituel pénible qu’il faut réaliser une fois tous les X ans parce que l’employeur le demande, mais comme une vraie opportunité de se mettre à la page et d’augmenter sa valeur sur le marché du travail.
Sur le rapport à l’épargne et l’investissement
Une autre actualité m’a interpellé cette semaine, et m’a agréablement surpris. Les Français, passionnés incorrigibles du Livret A et de la pierre, se sont soudain mis à acheter des actions. Et pour cause : les cours des actions de la quasi-totalité des sociétés cotées ont chuté. Pour certaines il s’agissait de l’éclatement de bulles, car, à la vue des multiplicateurs boursiers, il était apparent qu’elles étaient survalorisées. Les valorisations de ces sociétés en Bourse sont donc revenues à des niveaux sains, des niveaux qui reflètent plus fidèlement la valeur comptable de ces sociétés. Dans le cas d’autres sociétés, il s’agissait de ventes paniques, des ventes qui n’avaient aucune justification rationnelle. En effet, en quoi le coronavirus peut-il impacter négativement une enseigne de la grande distribution comme Carrefour, un opérateur de téléphonie et fournisseur d’accès à Internet comme Orange ou un énergéticien comme EDF ? Avec le coronavirus, les gens vont-ils moins utiliser Internet, moins consommer d’électricité ou moins acheter de produits alimentaires ? Bien sûr que non. Croire que ces secteurs vont souffrir de l’épidémie actuelle est une erreur.
J’ai envie de dire bravo à tous ceux qui ont gardé la tête sur les épaules et ont profité de cette panique irrationnelle pour acheter ces actions à des prix très attractifs. Et la reprise n’a pas tardé : entre le plus bas enregistré le 18 mars 2020 et aujourd’hui, le CAC40 s’est apprécié de 21,7%, et le SBF120 de 22,4%. Les personnes raisonnables qui ont acheté des actions alors que tout le monde paniquait sans trop savoir pourquoi ont donc vu la valeur de leur patrimoine progresser de plus de 20%.
Cela dit, je suis un fervent défenseur de l’investissement à long terme, et je n’appelle pas ces personnes à se précipiter pour vendre. À mon sens, acheter des actions est louable en tout temps, et j’applaudis sincèrement les personnes qui ont suffisamment de discipline pour le faire tous les mois, se bâtissant de façon continue un capital. Mais les personnes qui, ces dernières semaines, sont passées de zéro action à ne serait-ce que quelques actions, même si c’est pour une somme modeste, ont fait un sérieux pas vers un avenir plus sûr pour eux et leur famille, et méritent doublement nos applaudissements.
En outre, les informations qui nous parviennent jusqu’ici sont rassurantes : d’après les chiffres de l’AMF, 150.000 Français ont acheté pour la première fois des actions ces dernières semaines, et 90% ne les ont pas vendues, laissant effectivement espérer qu’il s’agit d’investissements de long terme.
Sur la continuité pédagogique, autrement appelée enseignement à distance
Tous les enseignants de l’Éducation nationale le diront : la « continuité pédagogique » a été un échec. Mais les conclusions qu’ils en tirent (à lire leurs témoignages dans la presse) ne sont pas forcément les bonnes, et les coupables qu’ils désignent ne sont pas les vrais responsables non plus. Ayant enseigné à distance, avant de me convertir au journalisme, croyez-moi, j’en sais quelque chose. Tout d’abord, l’enseignement à distance ne s’improvise pas. Contrairement à ce que beaucoup de profs de l’Éducation nationale imaginent, enseigner à distance, ce n’est pas juste allumer sa caméra et se parler. Envoyer sa copie par mail au lieu de la soumettre sur une feuille de papier n’est pas du vrai enseignement à distance non plus. Je suis de l’avis qu’on apprend le mieux lorsque c’est interactif (c’est-à-dire qu’on apprend en communiquant avec ses pairs, dans le cadre d’exercices conçus pour enseigner ce qu’on doit enseigner à ce moment précis, et adaptés au niveau et à l’âge des élèves). Et, second point, on apprend le mieux lorsque c’est ludique. C’est lorsque la « composante sociale » de notre être est « activée », pour ainsi dire, et lorsqu’on éprouve des émotions fortes (qui naissent forcément lors d’un échange avec d’autres personnes) que la réflexion et la mémorisation s’activent. C’est tout le contraire de ce que font actuellement les profs de l’Éducation nationale, en se bornant à parler devant une caméra : cela ne peut provoquer que de l’ennui, chez un apprenant adulte et d’autant plus chez un enfant.
Deuxième réflexion : la plupart des professeurs « traditionnels » voient l’enseignement à distance comme une contrainte. Je suis d’un avis différent : je pense que l’enseignement à distance n’est ni pire ni meilleur qu’en présentiel. C’est juste un autre chemin pour arriver au même objectif (qui est d’acquérir un certain nombre de savoirs et de compétences). L’important est que ce chemin alternatif permette lui aussi d’arriver à bon port. Pour cela les professeurs doivent maîtriser les outils de l’enseignement à distance, car oui, cette activité a ses propres outils, qu’il convient d’apprendre à maîtriser, pour pouvoir créer des supports pédagogiques sur leur base. À moins d’être ainsi « opérationnel », on n’est pas un « prof à distance » mais un prof « traditionnel » qui tâtonne le noir.
Ma dernière réflexion sur ce sujet concerne le sous-équipement des élèves en ordinateurs, dont la presse s’est tant fait écho. D’une part, j’invite à ne pas oublier que, cette dernière décennie, certains départements ont distribué aux collégiens qui n’en avaient pas (et les régions aux lycéens) soit des ordinateurs portables, soit des tablettes. Dire que soudain, les élèves des familles modestes ont été laissés se débrouiller eux-mêmes, partout sur le territoire, n’est donc pas tout à fait juste. D’autre part, oui, le sous-équipement dans certaines familles et dans certains territoires est évident, et je pense qu’il incombe à l’État d’y remédier là où cela n’a pas été fait. Car, à l’heure actuelle, à moins que les départements et les régions prennent le relais, l’État ne prend pas du tout en compte le besoin d’équipement en ordinateur. Son dispositif d’aide à l’équipement des élèves, à savoir l’allocation de rentrée scolaire, se limite toujours, en 2019, au financement de l’achat de cahiers, stylos et cartables !
Sur les masques en tissu, dits « alternatifs »
Enfin, au sujet de la soi-disant pénurie de masques « alternatifs », que nous devrons tous porter à la sortie du confinement, là aussi je constate une impréparation totale et une navigation à vue. Les enseignes de la grande distribution n’en ont toujours pas (alors que cela fait cinq mois que le virus circule), et ont d’ores et déjà annoncé qu’elles en vendront au compte-gouttes. Cela, alors même qu’un masque se porte deux ou trois heures d’affilée, puis doit être changé. Supposons qu’on est le 11 mai, qu’on est sortis du confinement, qu’on retravaille à l’extérieur : une personne en utilisera, disons, quatre sur une journée. Et qu’elle les lavera tous les soirs. Bien évidemment, ces masques n’aurant pas le temps de sécher jusqu’au matin, ce qui veut dire qu’une personne aura besoin d’en avoir huit au minimum. Et encore, en les lavant tous les soirs. Ceci dit, le projet de la grande distribution de nous en vendre un ou deux par personne ne peut être qualifié que de fantaisiste.
Pourquoi cette pénurie d’un produit aussi simple à fabriquer et qui n’est pas réglementé (à la différence des masques chirurgicaux et FFP2) ? Il en va de la santé publique. Mais pas seulement : c’est tout simplement un créneau porteur pour la grande distribution, sur lequel il est tout simplement dommage de ne pas « surfer ». Je ne dis pas que les enseignes doivent gonfler les prix, loin de là ! Vendre à juste prix des produits ou services dont la société a besoin est la raison d’être de tout business « sain ». On rend service, il n’y a rien d’honteux.
Dans cette histoire de masques alternatifs, j’ai aussi été, une nouvelle fois, surpris par la réticence des Français à prendre leur destin en main et d’en commander. Les médias ne cessent de faire croire au citoyen lambda qu’il y a une pénurie et que de toute façon, à moins de le « réserver » auprès d’une enseigne de la grande distribution, qui le lui vendra à prix d’or, ou encore de le retirer à la mairie sur justificatif, il n’aura pas son masque. Alors qu’il suffit d’aller sur Aliexpress ou eBay et d’en commander la quantité nécessaire auprès d’un distributeur chinois, à juste prix et avec livraison gratuite dans la plupart des cas… (Au passage, ces achats doivent bien sûr être réservés à un usage personnel, la commande d’une quantité importante pouvant vous coûter des ennuis avec la Douane.)
Ces dernières semaines j’entends parler de personnes qui se sont mises à coudre des masques chez elles, de façon artisanale, pour en vendre à leurs voisins et amis. Cela m’inspire une seule réflexion : à notre époque, la grandeur d’une économie s’apprécie au degré de technologie qui la caractérise. Il y a deux sortes de capital : le capital humain et le capital technologique. Le premier équivaut au nombre de personnes faisant partie de la main d’œuvre, le second équivaut au capital investi dans les outils de production (machines, logiciels…). Généralement, plus le capital technologique est conséquent, moins une économie a besoin de main d’œuvre. Dans mon esprit, la France aspire, peu à peu, à faire pleinement partie du « club » des pays « technologiques » comme la Corée du Sud, le Japon, le Singapour… À cet égard, la confection artisanale de masques la tire dans la direction opposée et la rapproche de pays comme le Bangladesh, le Vietnam ou le Cambodge. Dans lequel des deux « clubs » souhaitons-nous évoluer ? Il me semble que cette question a d’autant plus d’importance à une époque aussi incertaine (et sans doute décisive, l’avenir nous le dira) que l’époque actuelle.