Oui, c’est bien à cela que nous, citoyens de France, assistons muets et impuissants : à la montée en puissance du délire à chaque nouvelle présidence, peu rassurés par la pensée que nous ne sommes pas seuls et que beaucoup d’autres sont logés à la même enseigne : en Italie, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, ce pays leader « du monde libre » qui en est la caricature et en devient la calamité. Car l’histoire transcende la géographie, aujourd’hui comme hier.
Avec Sarkozy (paix aux cendres de Jacques Chirac qui aimait les vaches, les sumos et d’autres créatures…) le délire présidentiel avait déjà atteint un niveau fort convenable et déjà méritoire.
Dès le lendemain d’une victoire présidentielle célébrée en fanfare (et au Fouquet’s) c’était bien parti, avec la stupéfiante annonce, à comprendre par antiphrase, de son programme quinquennal : « je ne trahirai pas, je ne décevrai pas ». Un premier délire auquel il s’est tenu avec constance, accumulant trahison sur trahison, et décevant d’entrée de jeu ses plus chauds et fidèles partisans : feu Patrick Devedjan ne remarquait-il pas que dans le « gouvernement Sarkozy, il y avait même des sarkozystes ». Après un temps d’interrogation du citoyen devant ce maverik en politique, qui assurait vouloir agir et non pas durer, et faisait d’emblée tout le contraire en tentant de débaucher ses adversaires d’hier, nous avons rapidement compris qu’il fallait, au pays de Nicolas, tout comprendre à l’envers : un président de droite qui recrute à gauche (et se fait en un temps record des ennemis des deux côtés), un libéral de « doctrine » (terme flatteur) en interventionniste brouillon tous azimuts. Recherchant chez Jacques Attali (sic !) les recettes du déblocage…de la croissance et chez Al Gore celles…de la décroissance. Que nous avions placé une girouette aux commandes de l’avion, qui oscillait entre les suggestions d’un grand conseiller sympathique à l’esprit faux à qui il se croyait redevable d’avoir été élu et les réserves de son Premier Collaborateur, intellectuellement mieux structuré, souquant au mieux pour que la barque ne verse pas. Que la conjoncture politique relevait désormais de la politologie d’alcôve de Catherine Nay selon qui le début du quinquennat de ce pauvre Nicolas avait beaucoup pâti de sa « tragique romance avec Cécilia ». Qu’heureusement « avec Carla (c’est du sérieux ») il avait pu reprendre du poil de la bête. Du coup, il avait enfin pu repartir comme en quarante, en embauchant Bernard Laporte comme éphémère ministre des sports – délicieux souvenir acoustique – dont le principal mérite avait été de faire lire, aux élèves du XV de France, la lettre de Guy Mocquet (une lubie présidentielle de plus qui ne doit rien à Patrick Buisson) sous l’oeil discret de la caméra du JT. Puis, habileté supérieure croyait-il, dans un délirium final, il avait fini par débaucher, sans grande difficulté, Frédéric Mitterrand, dont le seul nom suffirait à rallier, sans doute aucun, la gauche lors de la prochaine élection présidentielle de 2017…
Le bilan de la politique étrangère de cet agité de l’intérieur ne dépareille pas le niveau de bon sens atteint par la politique intérieure. Cela commencera par une invitation, témoignage de gratitude pour la réussite de la mission de Cécilia, du très respectable Colonel-Président Khadafi dès 2007, qui plantera ainsi sa tente sur le bas-côté des Champs Elysées (même la fidèle Rama Yade, alors secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, n’a pu le « supporter »[1) avant de faire donner du Rafale sur la Lybie sous le haut commandement de… BHL en octobre 2011. De manière tout aussi réfléchie et prévoyante il invite Bachar El Hassad à co-présider la cérémonie du 14 juillet 2008 à l’occasion du Sommet de Paris pour la Méditerranée (lubie sans lendemain d’Henri Guaino) et à faire défiler ses troupes à côté des nôtres sur les Champs Elysées… avant de lui déclarer la guerre trois ans plus tard pour cause de dictature. Entretemps il aura pris le contrepied de la tradition diplomatique française d’indépendance que le duo Chirac-Villepin avait fermement tenu face à l’aventurisme américain en Irak et est parti co-occupé l’Afghanistan avec les bénéfices politiques nationaux que l’on sait. C’est son successeur qui, fidèle à son atlantisme, recueillera les fruits de cet alignement sur le Grand Satan, qui a fait à Abu Ghraib la démonstration de la version américaine de l’humanisme. Tout cela en cinq ans et 600 milliards de dette publique en plus. Des réalisations à la hauteur des « promesses ».
Le délire présidentiel allait cependant franchir un nouveau palier avec François Hollande son successeur.
Le pire n’est jamais certain, il est seulement probable. A sa façon, différente, le sort du nouveau quinquennat allait être inconsciemment scellée dès avant l’élection par l’anaphore télévisuelle du candidat : « Moi, Président de la République, je… », un grand moment pugilistique de ce classique face à face des candidats, où le candidat Hollande reconnaissons-le a « dispersé » aux quatre coins du ring, « façon puzzle » son adversaire bouche bée devant ce qu’il devinait être en train de lui arriver, déjà affaibli juste avant le combat par l’annonce du ralliement de François Bayrou (« la vengeance est un plat qui se mange froid »). Deux phrases de trop dans cette belle tirade allaient servir de croche-pied rétrospectif pour le futur président : « Moi…je ferai un code de déontologie pour les ministres qui ne pourront pas avoir de conflit d’intérêt » ; « Moi Président de la République je ferai en sorte que mon comportement soit à chaque instant – c’est beaucoup exigé de soi – exemplaire ». La première allait être tragiquement illustrée par le choix de nommer ministre du budget (du contrôle fiscal) le premier exilé fiscal de France : la pitoyable affaire Jérôme Cahuzac durant le premier semestre 2013, qui devait déboucher sur une déclaration de fortune des ministres et parlementaires – dont les protestations en dirent long sur l’honnêteté de nombre d’élus – qui n‘ira pas, rassurons-nous, jusqu’à un contrôle des valorisations immobilières déclarées par le Président, sujet étouffé aussitôt qu’apparu. La deuxième phrase, ambitieuse, qu’il regrettera sans doute longtemps allait lui revenir en boomerang après l’épisode vaudevillesque du scooter présidentiel, moyen supposé discret d’aller rendre visite à sa deuxième favorite, dont les conséquences, jusqu’à ce que la première favorite soit remerciée et congédiée, occupèrent une bonne partie de l’année 2014, jusqu’à la publication à chaud du coup de colère de l’ex-concubine « remerciée », en novembre 2014. Les tragiques attentats de janvier 2015 et novembre 2015 allaient donner au président le plus impopulaire de France (le coup du « mariage pour tous » n’ayant pas tout à fait contribué à l’objectif d’emblée proclamé de construire une France apaisée) l’opportunité d’une remontée de pente médiatique et dans l’opinion publique inespérée, mais ils n’empêchèrent pas la chute finale du quinquennat par le coup de grâce de la publication du boomerang journalistique bien cherché du « Un Président ne devrait pas dire ça », une sorte de suicide politique inconsciemment autoprogrammé, qui avait infusé à notre insu durant tout le quinquennat. Cependant, malgré une rémission circonstancielle de la vindicte médiatique et de l’impopularité, le bon sens reste absent de la gestion politique de l’épisode tragique des attentats à quelques exceptions près. Après l’attentat meurtrier du Bataclan, qu’une intervention policière aurait pu interrompre, la priorité était-elle de faire une conférence de presse improvisée à minuit, pour être le premier bénéficiaire des retombées médiatiques de ce malheur ? La réaction politique la plus adéquate et la plus urgente à ces attaques était-elle de réunir solennellement le Congrès pour changer un texte, fût-il constitutionnel, et déclencher une longue polémique de plus sur la déchéance de la nationalité ? La réaction la plus efficace était-elle d’augmenter les bombardements en Irak et Syrie des territoires de l’Etat Islamique dont les guerriers se cachaient dans les villes, au risque d’inciter à la rétorsion diffuse de loups solitaires ou de « paumés » en mal de fin héroïque sous un drapeau de combattant qu’un seul cri suffit à brandir?
Il ne suffit pas de prendre le contrepied de son prédécesseur pour sortir du délire. C’est une leçon que n’a pas assez médité le successeur de François Hollande. Il a bien diagnostiqué le piège médiatique de la communication incessante et fatigante qui s’était refermée sur ces deux prédécesseurs, lesquels ont systématiquement confondu curiosité « professionnelle » des journalistes et approbation implicite : chaque intervention de ces bons clients des « tabloïds » à la française, ne faisait que les dévaluer un peu plus aux yeux de l’opinion publique. Mais il n’a pas réussi à le déjouer pour lui-même et s’y est laissé prendre dès le début tout en s’efforçant de prendre de la hauteur vis-à-vis de son prédécesseur immédiat, ce qui n’était pas le plus difficile. Lui aussi a cru à tort pouvoir rouler les Français dans la farine d’une image et d’une communication mieux maîtrisée. Cela ne suffit pas aux Français ou aux peuples en général, qui voudraient avoir de bonnes politiques et ne se contentent pas de discours ou de belles images, même si, en contrepoint, ils ne nuisent pas.
Avec François Hollande (340 milliards € de dette publique en plus –hors crise de 2008 !) nous n’avions donc encore rien vu.
Le plus grand délire présidentiel – mais n’insultons pas l’avenir de cette présidence ou d’autres - était à venir sous l’égide d’un président prometteur si l’on en croit la tradition cabalistique des « noms révélateurs » : ce jeune « Dieu parmi nous » (Emmanuel) devait être indéniablement Grand (Macron). Et sans doute, était-il, est-il encore convaincu, lui qui ramassait une présidence tombée dans le caniveau, que l’urgence était de rétablir la verticalité du pouvoir, sa majesté, plutôt que d’essayer de bien gouverner cet « extraordinaire » pays qui survit vaille que vaille à tant de mal gouvernance, oscillant de longue date entre le Charybde du dilettantisme et le Scylla de l’autoritarisme. Mais il allait lui aussi y aller rapidement de son propre faux pas inaugural après une mise en scène qui se voulait « pharaonique » de prise de fonction devant la pyramide du Louvre. En invitant, dans l’euphorie aveuglante de la victoire électorale qui lui conférait une légitimité populaire surpassant celle de tous les autres pouvoirs, au Palais de l’Elysée, les grands leaders syndicaux qui ne sont que des représentants d’intérêts catégoriels, il a involontairement mais théâtralement abdiqué sa prééminence politique tout fraîche à ses opposants de demain. Voulait-il symboliquement les acheter comme Sarkozy tentait d’acheter la gauche en proposant à Hubert Védrine de devenir son ministre des affaires étrangères avant de se rabattre sur Bernard Kouchner ? Quoi qu’il en soit le Réformateur affiché compromettait nolens volens d’entrée de jeu la légitimité surplombante et jupitérienne de sa fonction en l’abaissant et en usurpant au passage la place de son Premier Ministre, ou plus exactement celle du ministre du travail, interlocuteur normal des partenaires sociaux - au demeurant membres d’un Conseil Economique Social et Environnemental relégué à son triste sort de distributeurs de prébendes aux honoraires du syndicalisme patronal et salarié dès le début du nouveau quinquennat, alors qu’une perspective vraiment gaullienne aurait pu le remettre en selle comme chambre des représentants des professions, des chômeurs, des familles et des exclus et en faire l’organe de criblage socio-professionnel des projets de réforme.
Sur la base de cette contradiction inaugurale, qui a fait d’emblée sauter le fusible voulu par les Constituants de la Vème République, il n’est pas étonnant qu’il ait été pris à partie directement sur les diverses réformes entreprises et annoncées, du droit du travail notamment. Face à une opposition politique carbonisée par l’opportunité « jouissive » saisie par les Français de sortir de la stérilité des joutes de façade « des partis », porté par les circonstances au pinacle de l’Union Européenne et de la scène politique internationale, ce tout frais, et très jeune, Président « s’y est sans doute cru ». Il a pourtant senti le vent du boulet une première fois avec la réforme improvisée du statut de la SNCF qu’il a voulu, et finalement réussi, à faire passer, à très cher prix pour les usagers et les finances publiques (c’est-à-dire nos finances privées). Quand on a annoncé dans son programme, et fait adouber par le suffrage universel, une réforme des retraites de grande ampleur comportant l’alignement des règles de fonctionnement des régimes spéciaux (ou leur suppression ?), on ne va pas chatouiller par-dessus le marché, dans un calendrier inversé, le personnel des entreprises publiques concernées. On ne va pas non plus provoquer les Français par des réformes impopulaires non annoncées (80 km/h, taxation exagérée du carburant) sans avoir pris le pouls du monde rural et mesuré le déclassement social des classes moyennes et les effets en cascade de ce qu’à Paris on nomme décentralisation, mais que la Province vit comme une centralisation régionale, une mutualisation coûteuse, une dépossession des libertés municipales et une fracturation territoriale. Les « gilets jaunes » ont failli tout emporter sur leur passage et il faut saluer l’Artiste d’avoir réussi à reprendre les choses en main par un « beau discours » annonciateur d’un Grand Débat, dont les conséquences restent en suspens, à grand renfort de concession et « d’argent public ». Quant à la réforme des retraites, dont l’impréparation était flagrante, et dans laquelle on a tout mélangé, notamment l’alignement progressif des règles, acceptables par tous, et la fusion générale des régimes, qui est une tout autre paire de manches, il eût mieux valu en faire le chantier prioritaire et principal du quinquennat, tant elle a mis à mal la vie économique, sociale et personnelle des Français pour rien, puisqu’un simple virus en est venu à bout du jour au lendemain.
C’est ici que le délire présidentiel va être porté à son comble. Face à une impasse politique encore plus grande qu’un an avant du fait de l’opposition persistante à la réforme des retraites, de la perturbation persistante des transports publics, des grèves des avocats et du personnel hospitalier, conduisant à une débâcle électorale de la majorité présidentielle susceptible de transformer le reste du quinquennat jusqu’à 2022 en cauchemar, l’irruption du Sars-Cov-2 allait offrir une opportunité de dramatisation que le Président français n’allait pas manquer de saisir à pleine main en décidant de mettre la France aux arrêts, sans considération du gigantesque et inchiffrable coût humain, social, économique, budgétaire, à faire pâlir le coûteux bilan des « Gilets Jaunes ». Mais après le Grand Débat en 2019, le Grand Confinement en 2020 (qu’il fallait oser !), quelle échappatoire en 2021 ? Comme notre propos est ici de marquer jusqu’où est allé, et jusqu’où peut aller, le délire du pouvoir présidentiel en France, nous n’allons pas rentrer dans une comparaison des solutions proposées par d’autres pays, déjà tentée dans une précédente chronique, ni dans la rivalité des délires par laquelle chaque Gouvernant cherche à excuser le sien et à se soustraire ainsi à sa responsabilité exclusive devant son peuple. La contagiosité du délire politique, nettement plus forte dans nos « démocraties » que celle du virus, a été en général proportionnée à l’impréparation des autorités publiques face à une crise sanitaire détournée en guerre par une rhétorique de diversion qui est un classique des pouvoirs en perdition. Mais si l’on se situait un instant sur le registre de la guerre, c’est à la percée des Ardennes que nous serions renvoyés, par-delà la ligne Maginot imaginaire de notre incomparable système de santé, et à la défense improvisée par une armée débordée et sous-équipée : sans respirateurs, sans masques, sans gants ni blouses, sans trousses de santé ni hôpitaux de campagne en quantité et qualité suffisantes. A une nouvelle faillite du commandement.
Le plus grave dans cette affaire est la passivité quasi-générale devant ce délire XXL du pouvoir présidentiel qui a fait table rase, en un jour, de toutes nos libertés constitutionnelles grâce à une grandiose orchestration de la peur, cette clé de la servitude volontaire des peuples. Le Parlement s’est donné congé le 23 mars et le Gouvernement légifère à coeur joie par des ordonnances qui brillent par leur pertinence et leur cohérence. La liberté de circulation étant devenue nuisible en soi, les Français doivent montrer leurs papiers dans la rue et gare à celui qui aurait mal rempli son attestation. C’est au reste une géniale trouvaille contre la contestation de la rue qui a suffisamment sévi en 2018 et 2019 : le droit de « manifester » est de facto interdit. Mais qui y songe d’ailleurs ? Où sont les manifestants ? Les défenseurs des libertés ? Ils sont « confinés », « calfeutrés ». Ils pépient. Les âmes défuntes des grands dictateurs doivent applaudir depuis les balcons de l’enfer : le « Pays des droits de l’homme » vient de tous – certes temporairement - les abolir, et personne ne bouge !
Winston Smith le héros nostalgique et impuissant de 1984 écrit dans son journal secret : « La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit. » Depuis le début de la crise sanitaire on dit, et on répète chaque jour, à ces incorrigibles élèves que nous sommes tous, que les « gestes barrière » et la « distanciation sociale » suffisent à empêcher la transmission du virus et donc à prévenir la maladie qui pourrait s’ensuivre (plus récemment on a ajouté le port de masques dans les situations de proximité obligées, mais on s’en doutait avant qu’on finisse par nous l’avouer). A quoi bon dès lors un confinement généralisé et indifférencié ? A interdire aux fleuristes de vendre des fleurs que l’on trouve en grande surface?