Le décret fixant le barème selon lequel les prestations familiales vont être modulées en fonction du revenu est paru au JO du 5 juin. Ce n’est qu’une manifestation de plus des sottises auxquelles conduit une ignorance complète du fonctionnement réel des assurances sociales : une schizophrénie législative et réglementaire coupe hélas notre sécurité sociale, devenue État providence, de la réalité économique.
Voyons donc à quoi ressemble en fait le corps que nos dirigeants ont affublé depuis 1945 d’un empilement d’oripeaux qui ne laissent même plus aux citoyens la possibilité d’en deviner la vraie nature. La sécurité sociale remplit principalement deux fonctions : nous assurer contre certains événements aléatoires fâcheux, tels que les maladies et les accidents ; et nous permettre de reporter du revenu de la période de notre existence au cours de laquelle nous sommes le plus productif vers les périodes où nous le sommes le moins.
L'assurance
L’assurance est basée sur la loi des grands nombres : au cours d’une période donnée, par exemple une année, un individu ne sait pas s’il va devoir dépenser pour sa santé quelques dizaines d’euros ou des centaines de milliers, tandis qu’une grande collectivité telle que la France peut prévoir son budget "soins" à 2 % ou 3 % près. Certes, un "cygne noir" peut faire son apparition, déjouant toutes les prévisions, mais il est rationnel de prélever chaque année des cotisations couvrant la dépense probable de la dite année. Et si le pays considéré, à l’instar de la République française, inclut la fraternité, ou une valeur équivalente, dans ses principes constitutionnels, il convient de calculer ces cotisations de façon à peu près proportionnelle aux revenus de façon à ce que les riches paient une partie des soins dont les pauvres bénéficieront tout comme eux. Cela montre l’énormité de la bévue commise par le législateur en assimilant l’assurance maladie à une sorte de National Health Service payé par l’impôt. Les assurances prélèvent des cotisations, pas des impôts. Une assurance fraternelle se distingue certes d’une assurance commerciale, mais elle reste une assurance. Considérer les cotisations d’assurance maladie comme des impôts, ainsi que l’exige le "politiquement correct" actuel, est absurde et provoque des conséquences très dommageables. Il faudrait au contraire remplacer la CSG, seconde ressource de l’assurance maladie, par une cotisation en bonne et due forme (ce qui, soit dit en passant, mettrait fin à sa nature de chauve-souris, rat en droit européen et oiseau en droit français, deux droits que préfiguraient les deux belettes de La Fontaine).
Le report de revenu sur cycle de vie
Venons-en au report, tout aussi mal compris par nos dirigeants. Il est souvent utile ou nécessaire d’anticiper sur un revenu futur, par exemple pour acheter un logement ou (s’agissant d’une entreprise) pour effectuer des recherches et acheter du matériel. Pour ce faire, d’autres agents doivent renoncer à dépenser une fraction de leurs revenus, les transmettant (directement ou indirectement, en argent ou en nature) aux agents qui vont les dépenser – espèrent-ils – productivement, de façon à pouvoir plus tard rembourser avec intérêt ou verser des dividendes. Les emprunteurs ou émetteurs d’actions font du report-anticipation (ils anticipent le revenu futur dont ils disposeront grâce à leur investissement), et les souscripteurs ou prêteurs font du report-retardement (ils retardent l’usage de leur revenu jusqu’au remboursement de leur prêt ou à la perception de dividendes). Tout comme l’assurance, le report peut être organisé soit de façon privée, par diverses institutions financières, soit par les pouvoirs publics. La sécurité sociale organise dans un cadre public le report de revenu à très long terme, au cours du cycle de vie. Pour cela, elle compte sur l’investissement dans les futurs producteurs et sur les dividendes qu’ils lui verseront. Comme disait en substance Alfred Sauvy, "nos pensions sont préparées, non par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants". La différence entre la sécurité sociale et les fonds de pension tient principalement au fait que la première repose sur l’investissement dans les êtres humains, tandis que la seconde investit dans les installations, les techniques et les organisations. La retraite dite "par répartition" n’est que le nom attribué à cette forme de report axée sur l’investissement dans le capital humain.
Le "meilleur des mondes" version sécu
Concrètement, la sécurité sociale fait cotiser un peu les actifs pour prendre en charge une petite partie du coût de la transformation des fœtus en adultes aptes au travail, et beaucoup pour payer les pensions des retraités, et là nous basculons dans un monde à la Lewis Caroll. Tout d’abord, notre droit social ne reconnaît pas l’apport direct des parents à l’investissement dans la jeunesse, considérant les quelques droits familiaux à pension (fort maladroitement calculés) comme des "avantages sociaux" relevant de la "solidarité" alors qu’ils devraient être considérés comme éminemment contributifs et représenter une bonne moitié des droits à pension. Ensuite, l’État s’est octroyé le financement de la formation initiale, au lieu de le laisser aux soins de la sécurité sociale, ce qui remplace 70 milliards de cotisations sociales ouvrant des droits à pension par une somme égale d’impôts (ou de déficit budgétaire couvert par l’emprunt). Il a de même fondu dans le financement de l’assurance maladie celui des soins relatifs à la maternité et aux mineurs, ainsi que les frais de procréation médicalement assistée, c’est-à-dire la partie de l’assurance maladie qui concourt à l’investissement dans la jeunesse. Enfin, les droits à pension sont attribués abusivement au prorata des cotisations vieillesse ou des revenus sur lesquelles celles-ci sont assises. L’équivalent de cette pratique consisterait, pour une banque, à créditer le compte d’épargne de son client emprunteur des toutes les sommes qu’il verse au titre des intérêts et du remboursement de son emprunt. Le droit de la sécurité sociale est cette fois écrit par Alfred Jarry.
La famille, première victime de l’organisation ubuesque de la sécurité sociale
Les malheurs de la politique familiale ont pour origine le fait que personne, en haut lieu, n’a compris que la CNAF n’a pas vocation à constituer un bureau d’aide sociale national, mais bien plutôt le fonds national d’investissement dans la famille. Personne ne songe à confier à cette caisse le soin de financer la formation initiale, dont l’État n’a aucune bonne raison de se mêler. Personne ne songe à lui faire financer la couverture maladie des enfants, l’assurance maternité et les frais de procréation médicalement assistée. Dans un État doté d’une constitution et d’une législation raisonnables, la CNAF, devenue CNIJ – Caisse nationale d’investissement dans la jeunesse – se chargerait de collecter et d’employer à bon escient tous les fonds destinés à cet investissement. Et toutes les sommes que les cotisants apporteraient à la CNIJ leur donneraient droit à des points dans le régime (unique !) de retraites par répartition. L’éducation et l’entretien des enfants par leurs propres parents procureraient de même des points à ces derniers. Quant aux prestations familiales, elles se traduiraient par des points négatifs pour ceux qui les percevraient, contrepartie logique des points attribués aux cotisants à la CNIJ : des enfants élevés en partie grâce à l’argent des autres doivent en bonne justice ouvrir des droits à pension non seulement à leurs parents, mais aussi à ces contributeurs, et cela sans distribution excessive de points.
Au lieu de quoi la CNAF est devenue l’atelier de bricolage préféré des ignorants qui se targuent de réformer alors qu’ils ne connaissent rien aux tenants et aboutissants des systèmes qu’ils traficotent, aux fonctions économiques et sociales remplies par la sécurité sociale. Des personnes dépourvues de vision systémique du fonctionnement de nos économies et de nos sociétés modifient sans relâche un système de prestations familiales devenu extraordinairement compliqué, le cas échéant pour faire de modestes économies sur le dos des familles relativement aisées. Quand donc le législateur se hissera-t-il au niveau qui devrait être le sien : doter le pays d’une sécurité sociale correspondant à la réalité du fonctionnement des échanges entre générations successives ? Au train où vont les choses, le problème en arrivera à se poser au niveau européen (nous n’en sommes pas si loin), puis au niveau planétaire, avant que nous l’ayons traité à l’échelle nationale.