Du fait de l’expérience des derniers trimestres, les marchés ont acquis une sensibilité plutôt forte à la conjoncture politique. Au risque de faire preuve de sur-réaction. Benoît Coeuré quitte ses fonctions à la BCE en fin d’année. Il en profite pour envoyer un triple message : le bas niveau des taux d’intérêt n’est pas à rechercher dans l’action des banques centrales, la construction européenne est non-aboutie et le débat entre gagnants et perdants de la politique monétaire ultra-accommodante est mal posé.
Les derniers trimestres sur les marchés ont tellement été marqués du sceau de l’incertitude politique qu’une sorte de réflexe paraît s’être mis en place : malgré un niveau de stress qui en la matière a nettement reculé avec le principe d’un accord sino-américain et la victoire des Conservateurs à l’élection législative britannique, la prudence par rapport aux actifs risqués est de mise à chaque fois qu’une difficulté dans cette partie de l’environnement apparaît. C’est le cas ces derniers jours du fait de deux dossiers : la volonté farouche du Premier ministre Johnson d’interrompre à la fin 2020 la phase de transition conduisant à une sortie de facto du RU de l’UE (la sortie de jure est pour le 31 janvier prochain) et la mise en accusation du Président Trump par la Chambre des représentants dans le cadre de la procédure de destitution en cours. On pourrait ajouter que la sensibilité à ces « histoires » est d’autant plus forte sur les marchés que la réalité d’un moindre activisme des banques centrales semble bien s’imposer (cf. les propos de John Williams de la Fed de New York hier au soir, la Banque du Japon qui « passe son tour » ce matin, la Banque d’Angleterre qui va faire de même un peu plus tard et la Riksbank suédoise qui va relever son taux directeur).
Pourtant, il faut être en mesure de relativiser les épisodes du moment. Une position dure, ici et maintenant, de la part de Boris Johnson se comprend. Les militants conservateurs l’attendent et mettre la pression sur les partenaires de l’UE est de « bonne guerre ». Il n’empêche que les intérêts immédiats de l’économie britannique et la prise en compte des attentes des électeurs, qui ont apporté leurs voix aux candidats tories, n’autorisent vraisemblablement pas le maintien de la posture sur la longe durée. Le regard à porter sur la procédure de destitution aux Etats-Unis est de même ordre. Comment ne pas ressentir une impression de jeu de rôle entre démocrates et Républicains ? Chaque camp aura mobilisé sa base et le Président restera en place.
Il faut s’intéresser à l’interview que Benoît Coeuré a donnée en début de semaine à Jean Quatremer du journal Libération (https://bruxelles.blogs.liberation.fr/). Sachant que celui-là quittera son poste au sein du Conseil exécutif de la BCE en fin d’année (son mandat non-renouvelable de 7 ans atteint son terme), on peut lire celle-ci comme un retour sur expérience à destination à la fois de ses pairs et de tous ceux qui s’intéressent au rôle de la banque centrale dans l’environnement européen actuel. Ils sont nombreux ! Voici, au moins pour moi, les points les plus importants.
Il y a d’abord la raison de taux d’intérêt si bas. Elle n’est pas tant à rechercher dans l’action de la BCE (on aurait pu dire des banques centrales) que dans un excès d’épargne dans l’économie. Le taux d’intérêt « naturel » (celui qui implique ni hausse, ni baisse de l’inflation, selon la définition de la Banque de France) a diminué sous l’effet d’une faible croissance, du vieillissement de la population et aussi « d’une forme d’anxiété … qui s’est traduite par une demande d’actifs très sûrs comme les obligations d’Etat ». Bien sûr, pour que la politique monétaire stimule l’économie, il est nécessaire de positionner le taux directeur de la banque centrale en dessous de ce taux naturel. L’enjeu est donc de faire remonter ce dernier. Il faut donc agir sur les fondamentaux et « ainsi accroître le rendement du capital ».
Comment ne pas voir ici un écho à la demande répétée des banquiers centraux à davantage d’initiatives de la part des autres acteurs de la politique économique ? Ce n’est pas pour autant que Benoit Coeuré se satisfait d’une situation de « taux bas pour longtemps ». Il est nécessaire selon lui de mettre en place une approche, qui permettra de positionner les bénéfices pour l’économie réelle relativement aux risques créés au travers du système financier. A partir de quand les seconds l’emportent sur les premiers ?
Il y a ensuite la critique d’une construction européenne non-aboutie. Elle se positionne à plusieurs niveaux.
- Un marché unique qui fait du surplace ; il a été conçu comme une espace de libre circulation des marchandises, mais l’Europe est désormais une économie de services et il n’y a pas vraiment de marché unique des services.
- Il n’y a pas d’union des marchés de capitaux de la Zone Euro. Les marchés obligataires sont fragmentés entre 19 pays ; ce qui limite les capacités de la politique monétaire. Aux Etats-Unis, à la différence, les marchés de capitaux sont profonds et liquides ; ce qui donne à la Fed « une capacité d’intervention quasiment illimitée ».
- La volonté politique est trop souvent défaillante. Les Etats-membres de la Zone Euro paraissent plus sensibles à leurs droits qu’à leurs devoirs. L’équilibre entre respect de la règle et solidarité est difficile à trouver. Par ailleurs, il n’y a pas de coordination dans le domaine budgétaire.
Il y a enfin le débat entre les gagnants et les perdants d’une politique monétaire ultra-accommodante. Pour Benoît Coeuré, il est mal posé. Premièrement, « la politique monétaire agit toujours et partout sur l’équilibre entre l’épargne et la consommation via les taux d’intérêt. Si elle ne le faisait pas, elle ne servirait à rien ! » Deuxièmement, la BCE agit dans l’intérêt de toute la Zone Euro ; c’est-à-dire de tous les pays-membres, même les plus critiques par rapport à son action. « A partir du moment où l’on a un marché et une monnaie uniques, cela ne sert à rien d’opposer artificiellement les intérêts des différents pays puisqu’on est tous dans le même bateau… »
Il est certain que ces derniers propos tranchés de Benoît Coeuré n’épuiseront pas le débat sur les gagnants et les perdants de la politique de la BCE. Dans sa dernière note de conjoncture (https://insee.fr/fr/statistiques/4268833), l’INSEE donne un éclairage de longue période dans le cas français. Entre 1998 et 2018, la baisse des taux a bénéficié aux sociétés non financières et aux administrations publiques (à hauteur de respectivement 1 et 2 milliards d’euros par an). En contrepoint, les ménages en ont pâti (2,5 milliards d’euros par an). Et l’INSEE d’ajouter que cette perte a impacté ceux-ci de façon différenciée en fonction de la composition de leurs ressources. « La part de ces revenus de la propriété est relativement plus importante dans le revenu des plus aisés et l’effet de la baisse des taux aurait par conséquent surtout été concentré sur ces ménages ».
Cette dernière affirmation n’est peut-être pas polémique. Elle fait cependant l’objet de débats. Une partie de l’opinion (disons des faiseurs d’opinion) considère en-effet que le mouvement de baisse des taux a profité en premier lieu aux détenteurs de patrimoines élevés (financiers et immobiliers). Une intervention toute récente de Philip Lane, le Chef économiste de la BCE (https://www.bis.org/review/r191217b.pdf) apporte un éclairage plus complet sur le sujet. Précisons que l’étude porte sur les ménages de toute la Zone Euro. Et la conclusion de rejoindre celle de l’INSEE. Les ménages les plus modestes et ceux en situation de débiteurs nets sont les gagnants du réglage accommodant de la BCE.