Le quotient familial, cet incompris

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Par Jacques Bichot Publié le 23 mars 2018 à 5h00
Quotient Familial Politique Emmanuel Macron
@shutter - © Economie Matin
12 milliards ?Le montant total du quotient familial s'élève à environ 12 milliards d'euros.

La commission des affaires sociales de l’Assemblée a produit un projet de rapport proposant la suppression du quotient familial (QF), mode de calcul de l’impôt sur le revenu (IR) adopté quasiment à l’unanimité par le Législateur le 31 décembre 1945.

Le co-rapporteur républicain, Gilles Lurton, a refusé de signer ce rapport, qui n’a donc pas été adopté, mais qui semble devoir être repris par la majorité « en marche ». Si le dispositif proposé, à savoir le remplacement du QF par une prestation intitulée « protection sociale des familles », est adopté par les prochaines lois de finance et de financement de la sécurité sociale, un dispositif intelligent et juste aura été supprimé, après des mutilations successives, victimes de préjugés devenus en quelque sorte des dogmes « politiquement correct ».

Une erreur grossière

Le sort funeste du quotient familial est la conséquence, comme bien d’autres erreurs politiques, d’une incompréhension de sa raison d’être. Ce dispositif fiscal correspond à deux principes de philosophie politique d’importance majeure :

- Le contribuable n’est pas une personne, mais un « foyer fiscal », lequel peut évidement être réduit à un seul individu, mais en comporte souvent plusieurs, unis par des liens familiaux qui font de cette « cellule de base de la société », comme on dit parfois, le plus petit des corps intermédiaires constitués par des citoyens. Les membres d’un même foyer fiscal sont réputés mettre en commun leurs revenus, s’il en existe plusieurs, et bénéficier ainsi chacun du même niveau de vie.

- L’IR a pour objectif de mettre en œuvre le principe constitutionnel énoncé à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » La traduction concrète du principe énoncé à la dernière ligne de cet article 13 est la formule : « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ».

Malheureusement, ces principes ont été perdus de vue. Certains les haïssent, parce qu’ils correspondent à une conception de la famille et de la société qui n’est pas individualiste. D’autres, qui en théorie font l’éloge de la famille, se rallient en pratique aux manières de pensée antifamiliales parce qu’elles sont reprises un peu partout et ne requièrent pas de faire le petit effort intellectuel nécessaire pour imaginer que ce que perçoit un adulte père ou mère de famille n’est pas son revenu à lui, mais le revenu, ou une partie du revenu, de la famille toute entière. La conception individualiste du revenu est plus facile, parce que l’employeur verse un salaire à Mr Dupont, ou à Mme, pas à la famille Dupont. Le titulaire d’un revenu est une personne, le bénéficiaire de ce revenu est, dans bien des cas, une entité composée de plusieurs individus – la famille à laquelle appartient cette personne.

Une fois confondu titulaire du revenu et bénéficiaire du revenu, il est naturel de considérer l’IR comme un prélèvement sur l’individu titulaire, et non pas sur le ménage bénéficiaire. La notion de foyer fiscal passe aux oubliettes : le fisc, dans l’esprit de ceux qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur fiche de paie, ou qui souffrent d’un complexe antifamilial, ne doit connaître que l’individu titulaire du revenu. Tout mode d’imposition qui a pour effet de fournir au fisc moins que ce qui lui reviendrait si la personne considérée était célibataire sans enfant à charge est dès lors réputé produire une réduction d’impôt.

Ainsi s’instaure le mythe des réductions d’impôt procurées par le QF. Dès lors que ce mythe est reçu comme une évidence, une vérité de simple bon sens, le discours sur la croissance des réductions d’impôt avec le revenu se met en route. De « bonnes âmes », les unes simplement dupes de présentations fallacieuses mais faciles à assimiler, les autres par militantisme antifamilial, vont multiplier les démonstrations chiffrées démontrant la croissance de la « réduction d’impôt due au QF » avec le revenu du contribuable. Ces calculs ont beau n’avoir aucun sens, ils sont d’une efficacité redoutable pour convaincre les personnes, majoritaires, qui n’ont pas l’habitude d’analyser les concepts sur lesquels se basent ceux qui leur proposent des résultats chiffrés. La magie du numérique opère, et le citoyen non averti avale l’hameçon avec le leurre qui le dissimule.

L’aveuglement de la Droite

J’ai compris il y a longtemps à quel point beaucoup d’hommes politiques dits de droite font l’erreur de prendre le QF pour une réduction d’impôt. C’était en 1980, peu avant l’arrivée au pouvoir de l’Union de la gauche. Madame Pelletier, ministre de la famille, voulut faire quelque chose en faveur des familles nombreuses. Redoutant qu’une augmentation des prestations familiales ne soit pas votée par le Parlement, elle proposa – et obtint – l’attribution d’une part complète, au lieu d’une demie-part, pour les enfants à partir du troisième.

Consulté, je lui ai fait valoir que le QF ne devait pas être manipulé pour procurer des réductions d’impôt. Elle comprit, me sembla-t-il, mais ne voulut pas renoncer à cette mesure qui passa, en effet, comme une lettre à la poste. Cela montre que, dès cette époque, la droite était dans un état de confusion intellectuelle sur le sujet des rapports entre famille et IR. Elle voulait faire des cadeaux aux familles, dans la lignée paternaliste la plus classique, et non pas établir des règles conformes au principe d’équité fiscale « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ».

Si la droite veut reprendre la main en matière de politique familiale, il faut absolument qu’elle renonce à cette mentalité de dame patronnesse. Hélas, cela ne sera pas facile, car beaucoup de personnes ou d’organismes « de droite » sont en pleine confusion intellectuelle dès lors qu’il est question de politique familiale. Rappelons notamment ce qui se passa au début des années 2000, avant et après l’alternance de 2002. Le gouvernement Jospin avait, en deux opérations successives, ponctionné les fonds de la branche famille pour renflouer la branche vieillesse ; la droite avait vigoureusement protesté, et (la première fois) avait saisi (en vain) le Conseil constitutionnel. Sitôt revenue au pouvoir, cette même droite s’empressa d’effectuer un transfert supplémentaire !

Du côté des media réputés « de droite », des présentations entérinant la présentation du QF comme une réduction d’impôt ne sont malheureusement pas rares. Par exemple, le jour où j’écris ces lignes, l’article du Figaro intitulé « L’idée de supprimer le quotient familial ne passe pas à droite » contient cette formule : « Le montant du quotient familial (quelque 12 milliards pour 7 millions de foyers) serait fusionné avec celui des allocations familiales (12,5 milliards pour 4,9 millions de foyers) pour créer une nouvelle aide, baptisée protection sociale des familles. » La présentation avalise ainsi l’assimilation du QF à une réduction d’impôt et donc à une « aide » assimilable à une prestation. La gauche a gagné la bataille des idées reçues.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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