Monnaie : l’actuel prurit d’innovations « numériques » n’est pas sans danger !

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Par Jacques Bichot Publié le 31 décembre 2019 à 6h30
Bitcoin Risques Systeme Monetaire
@shutter - © Economie Matin
6422 EUROSLa valeur du Bitcoin, le 19 décembre 2019, était de 6422 euros.

Cette période de l’année est évidemment faste pour ceux qui voudraient nous faire croire au Père Noël. Ainsi, dans Les Echos du 24 décembre 2019, Raphaël Bloch titre-t-il : « Quand les entreprises auront leur propre monnaie ». L’article débute par quelques rappels du projet Libra, lancé par Facebook, puis il cite un professeur d’économie à Telecom ParisTech qui aurait affirmé « La monnaie est devenue une simple ligne de code ». Le changement de support de l’information numérique est ainsi élevé au rang d’innovation fondamentale.

La monnaie est numérique depuis des siècles

Voilà bien de l’exagération ! Certes, l’informatique et la télématique ont apporté de nouvelles façons de procéder, mais quand un compte est débité par le crédit d’un autre, que l’ordre en soit passé par internet, par écriture sur du papier, ou oralement, de la bouche du client à l’oreille de l’employé de banque, cela ne fait aucune différence essentielle. Le recours à des systèmes de puces de silicium et à des impulsions électriques transmises par des ondes ou des câbles ad hoc constitue un progrès technique, pas une révolution conceptuelle.

Des siècles avant que soit inventé l’ordinateur, la monnaie était déjà numérique ; je l’ai d’ailleurs expliqué il y a belle lurette, en 1984, dans un ouvrage ayant pour titre Huit siècles de monétarisation, et pour sous-titre De la circulation des dettes au nombre organisateur. Ce livre édité chez Economica résumait ma thèse d’économie, laquelle succédait à une thèse de mathématiques : je ne suis pas trop mal placé pour parler du lien entre nombre et monnaie.

Il est donc malheureux que la BCE et la Banque de France se joignent au concert des illuminés du numérique au sens informatique du terme, avec respectivement un « projet d’euro numérique » et une « monnaie digitale de banque centrale ». La monnaie banque centrale est déjà depuis longtemps constituée majoritairement d’inscriptions débitrices sur les disques durs des institutions investies d’une mission essentielle : surveiller les « banques de second rang », qui tiennent les comptes des agents dits « non monétaires » (particuliers, entreprises, administrations, associations). L’euro numérique existe ; ce qui n’existe pas c’est un euro qui ne serait pas numérique ! Un billet de 10 € est numérique : que le support soit papier ou informatique ne change rien, la monnaie est numérique par nature. L’annonce par la BCE d’un « projet d’euro numérique » a autant de sens que celle d’un géant de la chimie qui proclamerait être enfin prêt à mettre sur le marché de l’eau qui mouille. Il est probable que la BCE ait simplement voulu dire qu’elle allait se mettre à utiliser une technologie informatique en vogue, la blockchain.

Quant à la Banque de France, certes elle émet des billets, dettes numériques qui ne se présentent pas sous forme informatique, et qui s’élevaient à 228 Md€ au bilan du 31 décembre 2018, mais dans ses fonctions de banque centrale sous l’égide de la BCE elle émet évidemment de la monnaie que l’on disait jadis « scripturale », et que l’on appelle aujourd’hui « digitale » : le changement est purement technique ; les principes de l’organisation monétaire d’une large partie de l’activité économique restent identiques à ce qu’ils sont depuis fort longtemps.

Bien entendu, la monnaie électronique est « physique », contrairement à ce qui est souvent nié en opposant une « monnaie physique », expression utilisée dans l’article de Raphaël Bloch pour désigner les billets de banque, à une « monnaie numérique ». Les ondes électromagnétiques, les ondes gravitationnelles, les ondes sismiques, les ondes sonores : tout cela est physique ! Ce n’est pas parce que la monnaie prend une autre forme qu’une inscription sur un morceau de papier qu’elle n’a pas un support physique. Et ce n’est pas parce qu’elle prend la forme d’un petit morceau de métal gravé ou d’un petit rectangle de papier imprimé, qu’une quantité de monnaie cesse d’être numérique. La monnaie est fondamentalement numérique, mais elle est aussi inévitablement physique, parce que notre accès au nombre fait toujours appel à des processus physico-chimiques, à commencer par l’activité de nos neurones.

Monnaie de crédit, monnaie métallique et cryptomonnaie

Il existe deux formes d’organisation monétaire : l’une (la monnaie de crédit), repose sur la comptabilité en partie double, et l’autre (les pièces, les assignats et autres formes de « fiat money », et les cryptomonnaies) repose sur l’émission de signes monétaires qui ne sont pas des dettes de ceux qui les produisent.

La technique « monnaie de crédit » est originellement liée à des pratiques marchandes : pour prendre le cas européen, un marchand du XIIIème siècle venu faire des affaires aux foires de Champagne ou, plus tard (XVIème siècle), de Lyon, achetait en se reconnaissant débiteur de son fournisseur, et les dettes nées de ces transactions étaient en grande partie annulées lors de séances de compensation qui prenaient place à la fin de la foire.

On s’aperçut qu’il était pratique de s’adresser à des spécialistes de ces opérations et d’ouvrir des comptes sur leurs livres, ce qui permettait aux uns de repartir avec moins de marchandises, mais en étant créanciers de ces « marchands-banquiers », et à d’autres d’emporter plus de marchandises, en étant débiteurs d’un marchand-banquier. La monnaie scripturale jouait un rôle de plus en plus important, grâce à un ingrédient d’importance fondamentale : la confiance, appuyée sur un réseau efficace de poursuite des débiteurs indélicats. Les comtes de Champagne apportaient leur soutien diplomatique aux démarches que les créanciers entreprenaient à l’encontre de débiteurs repartis dans leur pays et peu enclins à tenir leurs engagements.

Des paiements avaient aussi lieu en monnaies métalliques. Entre hommes d’affaires, appartenant au même (petit) monde, on les limitait le plus possible, mais un voyageur qui devait obtenir le gîte et le couvert d’un aubergiste qu’il ne reverrait peut-être jamais devait utiliser des pièces d’or ou d’argent : le consensus existant quant à leur usage pour des paiements était solide, basé sur la difficulté de réaliser des contrefaçons ou de multiplier les pièces en circulation. La « valeur intrinsèque » des pièces, liée à la rareté des métaux précieux et aux efforts requis pour les arracher aux entrailles de la Terre, apportait une protection contre la malhonnêteté éventuelle des payeurs scripturaux.

Mais voilà que des émetteurs de « cryptomonnaies » sont entrés dans le jeu et ont brouillé les cartes. Avec les monnaies de crédit, la création monétaire consiste à créditer un compte destiné à être créditeur en débitant un compte destiné à être débiteur. La banque qui réalise cette opération à la demande d’un agent non bancaire crée ex nihilo de la monnaie, mais dans un cadre bien défini : l’emprunteur s’engage à rembourser, le plus souvent selon un échéancier précis, et le prêteur – la banque – a pour métier d’apprécier ex ante sa solvabilité puis de veiller à ce que les remboursements prévus aient bien lieu. Ce que font les émetteurs de cryptomonnaies n’a rien à voir avec cette forme de création monétaire, qui a fait ses preuves.

Le « mining » des cryptomonnaies

Ces organismes pratiquent ce qu’ils appellent le « mining », comme s’il s’agissait d’une extraction de minerai : leur référence n’est pas la monnaie de crédit, mais la monnaie métallique. Leur activité ne repose pas sur la comptabilité en partie double. Ce qu’ils vendent aux agents attirés par les propriétés de la technique dite blockchain, bénéficiaire d’une extraordinaire publicité gratuite liée à une mode intellectuelle, c’est un ersatz de pièce d’or ou d’argent. Il semble que les logiciels qu’ils utilisent permettent d’imiter un phénomène qui existe dans le domaine minier : au début, l’extraction du minerai – la production de bitcoins ou autres cryptomonnaies – n’exige pas beaucoup d’énergie, mais ensuite, comme dans une mine où il faut creuser de plus en plus profond, la dépense nécessaire pour produire une unité supplémentaire augmente. Les prix (taux de change ?) des cryptomonnaies sont sujets à des variations rapides et fortes, ce qui permet aux spéculateurs les plus avisés ou chanceux de gagner (en monnaie de banque) au détriment des autres.

Le respect du principe de la comptabilité en partie double permet, s’il existe une banque centrale sérieuse pour contrôler les opérations, de disposer d’un instrument d’échange très performant. Les cryptomonnaies ne possèdent évidemment pas cette propriété. Elles permettent, comme jadis les assignats, des enrichissements et des ruines rapides. Associée à une surveillance de la solvabilité des débiteurs par leurs créanciers, et particulièrement par les banques de second rang, elles-mêmes surveillées par les banques centrales et des institutions complémentaires, la technique de la comptabilité en partie double a fait ses preuves. Il n’en va clairement pas de même des cryptomonnaies, qui attirent surtout deux sortes d’utilisateurs : des personnes ou organismes pratiquant des opérations illégales, pour la réalisation desquelles le secret est précieux ; et des agents mus par l’équivalent moderne de l’adoration du veau d’or, à savoir une vénération irrationnelle de tout ce qui est « digital ».

L’invention de la numération a doté l’humanité d’un outil merveilleux, et son histoire, fort bien racontée par Georges Ifrah dans sa passionnante et très instructive Histoire universelle des chiffres, mérite d’être connue. La monnaie est fille de la numération. Mais le numérique est un outil ; ceux qui en font un maître, une idole, nous rendent un bien mauvais service. Espérons que les banquiers centraux et les Chefs d’Etat ne se laisseront pas prendre au piège du recours à la blockchain pour émettre des monnaies. Un dicton le dit fort bien : « tout ce qui brille n’est pas or ».

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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