Au XVIème siècle, le mercantilisme et le bullionisme incitèrent à une sorte de guerre commerciale : il s’agissait pour chaque pays d’exporter plus qu’il n’importait, pour accroître son activité et sa puissance (mercantilisme) et pour accumuler les métaux précieux, richesse par excellence (bullionisme).
Dans le courant du XVIIIème siècle une réaction se produisit, symbolisée un peu plus tard par la formule « laisser faire, laisser passer » : il ne s’agissait plus de fournir aux princes un appareil de production permettant de se passer si nécessaire de l’étranger, et des quantités d’or et d’argent bien utiles pour entreprendre des campagnes militaires ou acheter des alliances, mais de permettre à chacun de vivre agréablement en disposant de nombreux produits et services au moindre prix. Ainsi Adam Smith écrivait-il au chapitre II du livre IV de La richesse des nations : « En tout pays, l’intérêt de la masse du peuple est toujours et doit nécessairement être d’acheter tout ce dont elle a besoin auprès de ceux qui le vendent à meilleur marché. »
Ceci étant, le grand précurseur de l’économie politique libérale n’était pas un doctrinaire incapable de mettre de l’eau dans son vin. A quelques pages de la phrase précédente, il examine « jusqu’à quel point et de quelle manière il serait à propos de rétablir la liberté d’importer des marchandises étrangères, après qu’elle ait été interrompue pendant quelque temps. » Et son conseil fait montre d’un grand souci du sort des travailleurs : « Dans ce cas, l’humanité peut exiger que la liberté du commerce ne soit rétablie que par des gradations un peu lentes, et avec beaucoup de circonspection et de réserve. Si l’on allait supprimer tout d’un coup ces lourds droits et prohibitions, il pourrait se faire que le marché intérieur fût inondé aussitôt de marchandises étrangères à bas prix, tellement que plusieurs milliers de nos concitoyens se trouvassent tous à la fois privés de leur occupation ordinaire et dépourvus de tout moyen de subsistance. »
Déficits publics et déficit de la balance des paiements
Nous pouvons observer aujourd’hui une situation qui a d’importants points communs avec celle que décrit et redoute Adam Smith. Des pays comme les Etats-Unis et la France ont des balances de paiements lourdement déficitaires liées à l’attrition de secteurs, notamment industriels, laminés par la concurrence internationale. La détresse d’une fraction de la population ouvrière est importante, et elle explique en partie son attachement aux « populismes » de gauche comme de droite. Sauf à classer Adam Smith parmi les dirigistes, il est difficile de prétendre que l’attachement aux idées libérales interdit de se préoccuper de ce désarroi ! Disons que, parmi des libéraux, il y a d’un côté des humanistes raisonnables et de l’autre des doctrinaires insensibles au sort des petites gens.
La situation actuelle est plus complexe que celle des XVIIIe et XIXe siècles, en raison de l’importance prise dans certains pays, dont la France, par l’Etat providence, phénomène inimaginable à l’époque de Smith. Schématiquement, voici ce qui se passe : l’ouverture des frontières se traduit par un déficit de la balance des paiements pour les pays développés qui n’occupent pas avec une compétence de top niveau des créneaux très porteurs pour l’exportation, et l’Etat providence se charge grâce au déficit public de fournir aux ménages laissés sur le bord du chemin de quoi vivre presque correctement, ou du moins d’éviter la misère.
Dans ces conditions, l’appel d’Adam Smith à un protectionnisme modéré et temporaire le temps nécessaire pour opérer les reconversions nécessaires tombe à plat, d’une part parce que les libéraux doctrinaires occultent cet aspect de son œuvre, d’autre part et surtout parce que la combinaison d’importations massives de produits de basse et moyenne gamme en provenance de pays à main d’œuvre bon marché conjuguée à des prestations sociales financée par le déficit public apporte, sinon une véritable solution au problème, du moins le moyen de continuer à fonctionner sans le résoudre.
En raccourci, la France fait fabriquer à vil prix dans des pays comme la Chine des biens achetés par des inactifs (notamment retraités) et des chômeurs qui sont exagérément nombreux et dont l’Etat-Providence subventionne l’oisiveté en empruntant aux pays étrangers. La part des non-résidents dans la détention de la dette publique française est en effet prédominante, même si elle a eu tendance à baisser entre décembre 2009 (67,8 %) et décembre 2016 (58,5 %). Cette diminution provient d’ailleurs probablement du fait que, les taux d’intérêt sur les bons et obligations du Trésor ayant considérablement baissé du fait de la politique de « quantitative easing » menée par la Banque centrale européenne, les investisseurs étrangers ont dû se tourner davantage vers les obligations émises par des entreprises.
Des droits de douanes sont nécessaires pour sortir de ce piège
L’existence de pays où la main-d’œuvre est très bon marché par rapport à la France, tout en étant capable de produire une bonne partie des biens et services dont les Français sont friands, conduit à envisager l’érection, pour une période transitoire mais suffisamment longue, de barrières douanières. Il faut, pour schématiser, que les entreprises chinoises aient plus de difficulté à écouler leur production sur les marchés des pays développés : alors, les autorités chinoises agiront dans le sens de la revalorisation des salaires et autres revenus de la population, de façon que la consommation intérieure se développe plus rapidement, faisant ainsi apparaître pour les produits made in China des débouchés compensant ceux que les droits de douane auront fait perdre. Les salariés du Tiers-Monde seront gagnants dans l’opération, et les pays riches sortiront de la situation malsaine où s’enfoncent certains d’entre eux, tels que la France, l’Italie et les Etats-Unis.
L’objectif étant fixé, la bonne méthode pour chercher à l’atteindre est-elle celle des coups d’éclat à la manière du Président Trump, ou la concertation ? Dans un monde où les négociations ne traîneraient pas désespérément en longueur, et seraient menées par des personnes conscientes des enjeux qui viennent d’être exposés, la concertation dans des instances internationales appropriées serait clairement préférable, car la coopération donne des résultats meilleurs et plus durables que les décisions unilatérales, génératrices de conflits. Mais nous ne vivons pas dans un monde angélique, et les enjeux sont énormes : il n’est pas évident que, pour faire bouger les lignes dans le bon sens, on puisse se passer d’agir avec une certaine brutalité.
L’économiste peut difficilement apporter une réponse à cette question, qui exige une connaissance pratique des négociations internationales. Mais il peut, et doit, la poser aux personnes qualifiées : l’analyse économique montrant que la mise en place de certaines barrières douanières qui ne seraient pas des déclarations de guerre commerciale améliorerait notablement la situation, que les spécialistes des négociations multilatérales au plus haut niveau nous disent s’il est possible d’y parvenir de façon coopérative et, si oui, comment.