Post-salariat, travail à distance, télétravail : le monde du travail hérité du début du XXème siècle est bouleversé par de nouvelles pratiques, flexibles et sans limites. Dans un monde du travail décentralisé où l’autonomie est plébiscitée par de plus en plus de salariés, le télétravail est perçu comme le Graal permettant de trouver un juste équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Mais est-ce vraiment le cas ?
Le télétravail vu par les salariés et les entrepreneurs
Les études et articles prouvant les bienfaits du télétravail fleurissent et font l’éloge de ses multiples bénéfices : augmentation de la productivité, baisse du temps passé dans les embouteillages, management moins vertical. Et les salariés font entendre leur envie de bénéficier de ces avantages car ils sont 65% à penser que le télétravail est une solution qu’ils jugent intéressante pour eux et l’entreprise (télécharger l’infographie complète ici).
Selon un article publié par RTL Emploi en novembre 2016 :
“Au delà des études, on assiste à un développement croissant du télétravail. Selon Daniel Ollivier (conseil et formateur chez Thera Conseil et auteur du livre "Manager le travail à distance et le télétravail"), cela concernait 9% des salariés, 16% aujourd'hui et d'ici 2030, il table sur 50% d'emplois qui seront "télétravaillables". "Il y a une demande très forte, on est dans une mouvance et la majorité des partenaires sociaux y sont favorables", indique le conseiller en management.”
De leur côté, les travailleurs indépendants travaillent déjà majoritairement de chez eux. Dans cette étude publiée par La Fondation Travailler Autrement, les professionnels indépendants sont en moyenne 67% à travailler depuis leur domicile.
S’agissant plus précisément des freelances, une autre étude à paraître bientôt et proposée par l’initiative “1 Vie de Freelance”, indique que les freelances seraient 88% à travailler depuis leur domicile.
Les prestations que les auto-entrepreneurs effectuent se font souvent en solo : 80% du temps de travail se fait seul. Et pour répondre au développement de leur activité professionnelle, leurs besoins principaux sont clairement identifiés : ils recherchent en priorité à développer leur réseau de contacts et leur réseau physique.
L’émergence de l’isolement professionnel
En s’intéressant aux études portant aux nues ce nouveau mode de travail et les gains de productivité et motivation, émergent pourtant quelques craintes sur l’organisation du temps de travail.
Selon une étude publiée en 2012 pour Le Ministre Chargé de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie Numérique, le télétravail présente de vrais inconvénients. Le plus surprenant dans cette étude est que ces inconvénients, bien que de taille, semblent largement sous-évalués :
“Si la plupart des craintes des salariés et des employeurs sont dissipées après la mise en place du télétravail, ce mode de travail exige de la part du télétravailleur certaines compétences et certains comportements qu’il lui faut acquérir. Le télétravail présente certains risques :
- une difficulté à séparer vie personnelle et vie professionnelle ;
- une perte de visibilité dans l’entreprise ;
- une incapacité à s’auto-discipliner (procrastination) et à gérer de manière autonome sa charge de travail (déstructuration) ;
- une mise à l’écart du collectif de travail ;
- une « mercenarisation » de la relation de travail (la relation entre le collaborateur et l’entreprise devenant uniquement financière) ;
- un accès plus restreint à certaines informations (l’«informel » notamment).”
Ces alertes sont balayées par un simple “Toutefois ces risques sont très largement maîtrisés par les entreprises, notamment par la mise en œuvre de formations ad hoc à destination des télétravailleurs et de leurs manageurs.” Des formations peuvent-elles réellement résoudre des problématiques liées à l’isolement ? Alors que seul le fait d’avoir de la compagnie d’autres collègues peut permettre d’en sortir ?
D’ailleurs, le taux de réfractaires le plus élevé face à la mise en place du télétravail se trouve parmi les célibataires : 51% ne voudraient pas rester chez eux, “sans doute par crainte de l'isolement” (étude Yougov janvier 2017). En creusant ce sujet, un rapport publié par l’OIT (Organisation Internationale du Travail) souligne "la tendance à induire un allongement de la durée du travail, à créer un chevauchement entre le travail salarié et la vie privée et à entraîner une intensification du travail". Les chiffres sont criant : "41% des employés très mobiles font état de niveaux élevés de stress, comparés à 25% chez ceux qui travaillent tout le temps au bureau".
En outre, 42% des personnes travaillant en permanence à domicile et 42% des télétravailleurs très mobiles déclarent se réveiller plusieurs fois par nuit, alors qu'ils ne sont que 29% chez les personnes employées sur leur lieu de travail.
L’OIT va jusqu’à recommander de ne pas dépasser 2 journées de télétravail par semaine pour garder l’efficacité de la mesure, tout en favorisant les échanges essentiels entre collègues.
Cette étude qui a été peu médiatisée, révèle pourtant la réalité terrain des télétravailleurs : stress, allongement du temps de travail (lorsque l’on vit à son bureau, où est la frontière vie privée / vie professionnelle), isolement et moins d’opportunités d’évolution par manque de visibilité.
Dans une émission de BFM Business en date du mois d’avril 2016, alors que 6 français sur 10 manifestent le souhait de travailler de chez eux, 20% de ceux qui le pratiquent déjà y voient de nombreux inconvénients avec le sentiment d’isolement en première position.
Télétravail et perte de communication
Un télétravailleur doit savoir qu’il sera seul aux commandes de ses journées. Il est donc primordial qu’il se sente à l’aise avec cette idée et non qu’elle soit subie. Avec l’accès au télétravail, c’est tout un schéma de pensée classique qui se retrouve bouleversé pour les membres de l’entreprise (autant pour les salariés que pour les managers, héritiers d’une hiérarchie pyramidale). Car bien que largement souhaité, c’est le cadre structurel de l’entreprise qui doit progresser pour que le télétravail soit avant tout une opportunité pour tous de grandir.
Au delà de l’organisation personnelle qui doit être suffisamment efficace, le télétravail va de pair avec un meilleur système de communication entre les membres d’une même équipe. Les informations qui passaient d’ordinaire lorsque les salariés se croisaient ne se feront plus. Les moments de convivialité qui permettaient de s’aérer plusieurs fois dans la journée, n’existeront plus alors qu’ils sont un moment crucial dans la transmission de données informelles mais structurantes. La déperdition d’informations est une réalité et un solide système de communication doit être mis en place pour conserver le flux d’informations. Ne plus avoir ses collègues sous les yeux et c’est tout un monde de connexions logiques qui peut se perdre. Car le travail centralisé au même endroit a cela de bénéfique que chacun des salariés se retrouve concentré autour d’un but commun, au même endroit et de manière régulière.
Il n’y aura pas de recette unique et applicable à tous pour la mise en place d’un système de communication efficace.
La première étape sera déjà de l’admettre pour ensuite réunir les parties prenantes pour évoquer ensemble les solutions à mettre en place. Est-ce qu’il s’agira de mettre en place des “stand-up” quotidiens comme le font les startups ? Il s’agit de réunions très courtes, qui peuvent se faire à distance via un système de visio-conférence, où chacun donne ses objectifs quotidiens. Si des interrogations apparaissent au cours de ces réunions, les différents protagonistes se retrouvent en dehors des stand-ups afin d’échanger plus concrètement. Le but est avant tout de garder un moment d’échange d’informations utiles à tous.
Une autre étape serait-elle de se retrouver tous ensemble une fois par semaine pour partager une journée de travail en équipe ?
Serait-ce permettre aux employés de se retrouver les uns chez les autres avec le cohoming ? En utilisant en priorité le critère géographique afin de faciliter la création de petits groupes là où les employés habitent ? Le cohoming est une solution innovante qui bouscule les codes habituels du télétravail en offrant la possibilité d’aller travailler au domicile d’autres personnes, ou d’accueillir chez soi des professionnels de tous horizons.
Quelles solutions pour lutter contre les problèmes liés au télétravail ?
Le télétravail n’a certes pas que des avantages. Il est primordial de les prendre en compte pour éviter de nombreuses pathologies professionnelles, telles que l’épuisement ou l’ennui qui touchent tous les salariés. Dans notre société du culte de la performance, il peut être difficile d’admettre de telles souffrances psychologiques. Les mesures à prendre qui assurent un bien-être social en situation de télétravail doivent être tout autant importantes que celles appliquées aux salariés qui ne bénéficient pas du télétravail.
Comment gérer l’équilibre social d’un télétravailleur ? La question dépasse le simple cadre géographique. Un salarié dans un open-space peut tout autant se sentir isolé qu’un télétravailleur salarié seul dans son bureau à domicile. Le bien-être dépend certes des individus, mais lorsqu’il est question de télétravail, il faut garder en mémoire que l’humain réalise son potentiel en compagnie de ses pairs. L’humain, qu’il soit télétravailleur ou dans un bureau d’une entreprise physique, a besoin de socialiser pour progresser ou tout simplement avancer au quotidien.
Les “autres”, les “collègues” sont moteurs. Ils donnent des repères physiques et temporels, insufflent un sentiment d’appartenance, permettent de résoudre les conflits, d’évacuer la pression et surtout de partager. Partager du temps, des sentiments, de l’espace, des repas, des cafés. Il ne s’agit pas uniquement de partager “du travail” mais aussi des “moments de vie”.
Comme chaque extrême, être seul chez soi trop longtemps apporte un manque de dynamisme et une perte de repères. Vous ne retournez plus chez vous, votre sanctuaire, après une bonne journée de travail. Vous travaillez et vivez dans votre sanctuaire. Ce changement est fondamental : tout vous rappelle votre travail, car votre travail est dans votre lieu de vie. Dernièrement, le “droit à la déconnexion” apporte une nouvelle pierre à cette barrière brouillée entre vie privée et vie professionnelle. Ce droit à la déconnexion est inscrit dans l'article 55 de la loi Travail : il stipule que les entreprises de plus de 50 salariés doivent ouvrir des négociations, à partir du 1er janvier 2017, pour mettre en place des dispositifs de régulation des outils numériques afin de respecter les temps de repos et l'équilibre entre vie professionnelle et personnelle.
Alors oui, le droit à la déconnexion a cela d’intéressant qu’il met le doigt sur un problème de société lié à l’usage des outils du numérique. Et pourtant, n’est-ce pas là le signe plus profond qu’il faut continuellement montrer que l’on “est présent” ? Car ce n’est pas parce que les serveurs emails seront coupés qu’une personne va arrêter de travailler. C’est comme mettre une rustine à côté de la fuite.
Pour que l’enfer des autres ne devienne pas l’enfer de la solitude professionnelle, des solutions doivent être trouvées au cas par cas en fonction des entreprises. Le travailleur est un humain avant tout. Et l’entreprise, pour être résiliente dans son quotidien doit prendre en compte ce facteur. L’humain n’est pas un simple rouage d’une entreprise où “personne n’est irremplaçable”. Chaque personne est unique, et c’est son unicité qui donne de la valeur et du caractère. En proposant de la cohésion et un système de télétravail qui prend en compte les besoins de l’humain et les besoins business, le télétravail s’imbrique dans une vision vivante du travail. Une vision plus transverse où l’entreprise a confiance en l’implication de ses membres et où l’ouverture permet d’apporter créativité et développement.