Alors qu’il monte dans les sondages, quelle personnalité se cache derrière le tribun de la gauche ?
C’est un fait suffisamment rare pour être souligné : par la puissance de ses saillies comme par l’indépendance de ses réflexions Jean-Luc Mélenchon suscite l’admiration de beaucoup de ses adversaires. Ceux-ci n’hésitent pas, d’ailleurs, à citer voire à partager certaines de ses interventions. Pour autant, les ralliements à sa cause se font rares et on ne peut pas dire que l’échiquier politique ait réellement bougé au contact de ses traits d’esprit. À quel endroit le bât blesse-t-il ?
« Exercices de style » façon Queneau et Kenzo
La variété des styles vestimentaires ne saurait pour autant modifier la démarche d’un mannequin et, de la même façon, les subtilités littéraires du tribun, à la façon de la célèbre pièce de Raymond Queneau, changent le ton, la tournure mais pas le message de son logiciel « rouge coco ». Les défilés de mode flattent le regard, explorent des univers esthétiques, renouvellent une marque le temps d’un événement ; Jean-Luc Mélenchon fait les défilés de mode oratoires : il s’écarte de la monotonie de son prêt-à-penser idéologique en redonnant aux esprits un peu du souffle de sa pensée, des fulgurances de son analyse, des atours de son vocabulaire, du volume de ses phrases et des éclats de sa voix. Mais les prouesses de la forme ne font pas oublier le fond : le marxisme a ce mal profond qu’il cache sous la finesse de ses analyses une croyance dialectique délétère qui ne peut déboucher en politique sans renouveler ses oppositions excessives, ses luttes sans avenir, son pouvoir collectif illusoire, ses solutions calamiteuses. La « VIème république » est au renouveau politique ce que les républiques populaires de l’URSS furent à l’espoir démocratique. Ainsi la « fin de la monarchie présidentielle » promise amènera-t-elle, comme la Convention succédant elle aussi (après la Législative) à la Constituante, un « comité de salut public » nouvelle génération pour gérer les désordres inéluctables de l’ «assemblée d’intervention populaire » que promet le programme.
Le goût des idées
L’homme est intelligent, pourtant, me direz-vous : ses envolées ne pourrait-elle pas lui permettre de s’affranchir un peu du logiciel ancien ? Le rouge révolutionnaire n’est-il pas qu’une posture, un positionnement transitoire, un détour consenti pour ramener la gauche perdue au bercail ? Le sujet, hélas est plus profond : Jean-Luc Mélenchon aime les idées, pas l’action. Ou du moins l’action consiste-t-elle chez lui en cette mobilisation qui produit de l’assentiment sur ses idées bien plus que le pilotage silencieux et bousculé des aléas quotidiens, avec pragmatisme et écoute de la réalité. En sénateur tardivement reconverti (il est tout de même resté sénateur pendant 20 ans sans que l’on se souvienne d’une action notable de sa part), il n’a fait au fond que changer de territoire mental et verbal. Les ors républicains avaient fini par le lasser : il lui fallait du grand air, du pouls de peuple frais, un auditoire vierge de discours. La mort lente du parti socialiste les lui offrit sur un plateau : il leur consacra son génie. Mais point n’était question de se mettre en apprentissage du difficile métier de la décision. Les idées, quand on est à gauche, c’est un royaume : on n’y apprend à faire rêver, à faire vibrer, à ressusciter le progrès. « Instaurer un revenu maximum autorisé », « Faire vivre la République, l'égalité, le métissage et le droit du sol contre le racisme et l'ethnicisme », « Titulariser tous les précaires des trois fonctions publiques » sont trois exemples de mesures qui, par leur caractère respectivement irréalisable, abstrait ou gravement inconséquent ne peuvent dépasser le temps émotionnel du discours.
Danton n’est pas Napoléon
C’est ici qu’il s’agit d’aborder les choses par ce qui est beaucoup plus signifiant pour l’avenir que le discours : la personnalité. Comprendre le fonctionnement d’une personne c’est pouvoir prédire une part importante de son comportement futur, du moins de la quête profonde qui l’anime quand elle fait les choses. Jean-Luc Mélenchon est un « prophète » plutôt qu’un « roi », il cherche à dire plutôt qu’à trancher, à camper le décor plutôt qu’à entrer en scène, à célébrer plutôt qu’à faire. C’est un conseiller inspiré qui, depuis qu’on lui a laissé la parole ne souhaite plus la rendre, et pour cause. L’erreur du citoyen, habitué à la médiocrité des débats ou résigné à une politique qui n’existe plus que dans les idées, serait de prendre le talent des mots pour une garantie de renouveau. Après la vente il y a la mise en œuvre et c’est là que l’orateur Mélenchon cesse d’être convaincant : c’est une tribune qu’il cherche, pas l’intelligence silencieuse du discernement et de l’action coordonnée qui fait le métier du chef.
Sa vie politique parle d’elle-même : on y voit un travail continu de motions et d’alliances qui se sont traduites par de rares succès, de faibles débouchés (même en 2012 il ne négocie rien contre son ralliement voilé à François Hollande) et surtout deux années seulement d’expérience de gouvernement (2000-2002, quand il fut ministre délégué à l’enseignement professionnel). La violence fréquente de ses propos et son recours fréquent à l’insulte (« tête pourrie », « ça », « vermine », « hyène »,…) traduit un manque de sang-froid et une chosification de l’adversaire très spécifique d’un besoin de radicalité dans les idées qui est à l’opposé de la pratique équilibrée, relative, évolutive et rassembleuse de l’action collective. Son programme est peuplé de verbes agressifs, qui, comme en amour, traduisent l’impuissance à pouvoir faire dans la téstotérone du discours : « balayer l’oligarchie », « abolir les privilèges », « mettre au pas la finance », « éradiquer la précarité », « faire la révolution fiscale », « terrasser l’évasion et les fraudes fiscales », …
Son positionnement vis-à-vis de l’Europe traduit son rapport variable à la démocratie et sa faible vision de la traduction concrète des lois : en 1992 il se bat pour la ratification du Traité de Maastricht et s’emporte contre le choix du peuple danois : « Si cruel que ce soit à entendre, les peuples peuvent se tromper. Le nôtre s'est déjà trompé et on sait de quel prix il faut payer dans l'Histoire le fait d'avoir manqué le train qui passait ». Aujourd’hui il proclame : « En tenant ces propos (« Il n'y a pas de choix démocratique contre les traités européens »), le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a lui-même fixé le cadre de la tyrannie qu'il exerce. » Au-delà du retournement, que l’on peut considérer comme une lucidité honnête, ce qui surprend, c’est la vision tyrannique qui est la sienne de la conformité électorale à ses propres idées : le peuple a raison quand il pense comme lui. Il y a derrière cette tyrannie la rigidité et le romantisme des idées pures ; à aucun moment le patron du Parti de Gauche n’a la vision pragmatique des conséquences des traités ou de leur absence : il ne veut qu’en être ému. Ainsi tire-t-il de son refus d’Europe le moyen de se scandaliser des législations communautaires défavorables aux travailleurs mais jamais les leçons de l’immigration massive qu’elle permet.
Nous vivons la fin d’une ère de toute-puissance médiatique. L’écart quotidiennement constaté entre la vigueur des indignations cathodiques et l’indigence de leur traduction pratique en a révélé l’imposture. La politique est devenue une alternance de vente et de communication que ne peuvent plus supporter ceux qui, sur le terrain, vivent dramatiquement l’absence de décision et de capacité d’action qu’elles maquillent. Le talent de Jean-Luc Mélenchon bouscule et élève le débat : il ne faudrait pas pour autant lui en attribuer le pouvoir suprême, aussi sûrement on ne fait pas descendre Bossuet de chaire pour le mettre sur le trône. Prêcheur laïc, Danton s’y est essayé : la chambre a profité de sa voix avant que sa tête n’aille rejoindre celles, nombreuses, qu’il avait laissé couper, par fanatisme d’abord et par impuissance ensuite.