Le livre 11 de la Genèse raconte l’histoire d’une Ziggurat, construction grandiose qui constitue l’équivalent mésopotamien des pyramides égyptiennes. Cette tour de Babel (c’est-à-dire de Babylone) serait restée inachevée à la suite d’une curieuse décision divine : Dieu s’alarma en voyant les hommes édifier cet édifice, témoignage d’une formidable puissance, susceptible de concurrencer la sienne ; pour les remettre à leur place d’humbles mortels, il s’attaqua à un élément clé de leur efficacité : leur langage commun.
Pour réaliser de grandes choses, il faut se concerter, et donc se comprendre. « Confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres », se dit Dieu. Aussitôt dit, aussitôt fait : désormais incapables de s’entendre, les hommes abandonnèrent la construction de leur grand-œuvre.
La réforme des retraites n’était pas trop mal partie, grâce à son centrage sur l’âge pivot
La mésaventure de la réforme des retraites qui se déroule devant nos yeux constitue une sorte de remake bien réel de celle de la tour de Babel. La France avait enfin conçu le projet d’édifier un grand système de retraites, efficace et moins inéquitable ; le projet, en dépit de graves lacunes, commençait à prendre forme : de grosses quantités de briques avaient été fabriquées, il était possible de se mettre à les empiler selon un plan dessiné par le Haut-Commissariat à la réforme des retraites. Et puis patatras ! Notre petit Jupiter national fut, semble-t-il, aussi inquiet que le Yahvé du chapitre 11 de la Genèse de voir se construire la Ziggurat française, notre système de retraites en un seul régime au lieu de 42. Cette construction menaçait en effet de se faire sans qu’il ait trop à s’en mêler, crime de lèse-divinité. Il a donc laissé ses anges jeter la suspicion sur la clé de voûte du nouvel édifice : l’âge pivot.
Le représentant sur terre de Jupiter, le Premier ministre, a donc déclaré le 11 décembre 2019, dans son discours programmatique devant le Conseil économique et social, que cet « âge d’équilibre » permettrait de liquider ses points plus tard avec un bonus, ou plus tôt avec un malus, mais néanmoins pas avant un « âge légal » fixé à 62 ans – à des exceptions près, bien entendu.
L’âge légal de la retraite est une notion dirigiste incongrue lorsqu’il existe un âge pivot, lequel vous donne la liberté et la responsabilité de liquider tout ou partie de vos points quand bon vous semble. Pourquoi deviendrait-il tout à coup impossible de faire valoir ses droits à pension avant 62 ans, alors que différents régimes en prévoient la possibilité une douzaine d’années plus tôt, et même davantage ?
Le rapport Delevoye exposait clairement, p. 49, le principe et l’usage concret de l’âge pivot, alias « âge d’équilibre », sous sa dénomination « âge du taux plein ». On remarquera l’usage de trois dénominations différentes pour un même paramètre, excellent moyen pour embrouiller les esprits et rendre plus difficile la compréhension du projet. Cela mis à part, tout était très clair : le rapport prenait l’exemple d’un certain Paolo ayant acquis 30 000 points, et d’une valeur du point 0,55 € ; en liquidant à l’âge du taux plein, Paolo obtient une pension annuelle de 16 500 €, mais il est libre de liquider sa pension un an plus tôt, moyennant une valeur du point inférieure de 5 %, soit 5,225€, ou deux ans plus tôt, avec une valeur du point ramenée à 4,95€ ; ou, en sens inverse, de liquider un an après l’âge du taux plein, avec 5,775€ comme valeur du point, ou deux ans plus tard, auquel cas la valeur du point monte à 6,05€.
A la page suivante, le rapport explique une autre souplesse rendue possible par l’usage intelligent de l’âge pivot : l’autorisation du cumul emploi-retraite, permettant de liquider une partie seulement de ses points et de continuer à travailler, que ce soit à temps plein ou à temps partiel. Aucune de ces entraves dont raffolent le législateur et les administrations, du genre « si vous liquidez la moitié de vos points, vous pouvez continuer à travailler à mi-temps, ni plus ni moins ». Pour une fois, la manie de la réglementation inutile avait été envoyée se rhabiller, le législateur était convié à mettre en place un système simple et pratique tout en restant parfaitement équitable.
A nouveau le chaos
Tel était, dans le projet Delevoye, l’équivalent de la simplicité et de la commodité du langage commun à tous les êtres humains. Est-ce cela qui a provoqué la chute du Haut-commissaire devenu ministre ? On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la maxime romaine Carthago Delenda est, « Carthage doit être détruite », lancée par Caton l’Ancien durant les guerres puniques. L’arrivée conjointe du bon sens, de la liberté et de l’équité menaçait-elle gravement une caste politique et administrative traditionnellement attachée au dirigisme ? Toujours est-il que Delevoye eut le même sort que Fillon, balayé pour une broutille montée en épingle.
Sa mise hors-jeu amoindrit la faisabilité d’un régime de retraite unique fondé sur des principes simples et efficaces. Les dialogues de sourds ont pu reprendre entre partenaires sociaux et personnel politique. Le texte biblique place sur les lèvres de Yahvé les paroles suivantes : « Descendons ! Et là confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » Et la suite est à l’avenant : « Yahvé les dispersa sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville ». Elles sont tragiquement en voie de réalisation.
L’expression « âge d’équilibre » n’est pas mauvaise en soi, mais comme le langage habituel, utilisé pour tous les systèmes de retraite qui disposent de cet instrument, est « âge pivot », pourquoi compliquer les choses en employant une nouvelle expression ? Et surtout, pourquoi doubler cet âge pivot d’un « âge légal », alors que sa fonction est de donner complète liberté de choix aux assurés sociaux quant à leur départ à la retraite, dans des conditions assurant que la décision prise par chacun ne changerait rien à l’équilibre financier du système ?
Age légal et âge pivot, c’est un peu la vieille histoire du mari et de l’amant : un des deux est de trop. C’est d’ailleurs ce qui ressort du « point de vue » de l’ancien président de la CNAVTS, Jean-Marie Spaeth, publié dans Les Echos du 3 janvier, à ceci près que ce syndicaliste, qui fut longtemps le « spécialiste retraites » de la CFDT, veut ne conserver que l’âge légal, alors que l’instrument qui fournit à la fois l’efficacité et la liberté, c’est l’âge pivot.
Pourquoi ne nous faut-il plus d’âge légal de départ à la retraite ? Parce que sa fixation, inutile pour l’équilibre financier d’un régime unique, constitue un obstacle inadmissible aux libertés individuelles, et une porte grande ouverte à toutes les dérogations possibles et imaginables. Beaucoup de personnes partent à la retraite bien avant 62 ans, particulièrement dans les régimes dits « spéciaux » ; parfois il s’agit de privilèges qui devraient être abolis, parce qu’ils permettent de se faire payer des années de loisirs non justifiées, mais il arrive aussi qu’une retraite précoce avec une pension confortable soit normale pour différentes raisons telles que l’état de santé ou la dangerosité du travail effectué. La solution logique est alors souvent le cumul à partir d’un âge relativement « tendre », par exemple 55 ans, d’une rente versée par un fonds de pension et de celle provenant du régime universel.
Une absence capitale : celle des fonds de pension
Ceci nous amène à la grande faiblesse du projet officiel : l’absence de dispositions relatives aux fonds de pension. Pourtant la réforme suédoise, qui a joué un rôle important dans l’élaboration du projet Delevoye, comporte des dispositions fortes en la matière. Je ne propose certes pas de les copier, car je ne souhaite pas que le recours à la capitalisation soit rendu obligatoire pour tous, mais il est clair que les personnes qui exercent un métier usant doivent recevoir en contrepartie une dotation à un fonds de pension, plus ou moins conséquente selon la pénibilité et les risques inhérents aux fonctions exercées, qui leur permettra si elles le veulent de prendre assez tôt de longues vacances de troisième âge.
Les questions de ce genre sont malheureusement mal abordées dans le projet officiel, à cause de la confusion conceptuelle qui a présidé à son élaboration. Ce projet ressemble aux dessins qui résultent de ce petit jeu de société dans lequel chacun à son tour doit apporter un trait de crayon pour avancer dans la représentation d’un animal. Généralement, le résultat d’un tel exercice tient à la fois du chien, du chat, du cheval et du dromadaire : il n’a pas grand-chose à voir avec un être viable. Que peuvent bien donner d’autre d’interminables discussions avec des « partenaires sociaux », certes respectables, mais dont les conceptions sont largement divergentes, et avec lesquels il y a déjà eu plus d’une année de dialogue ? La solution consiste à laisser les organisations professionnelles prendre en main la capitalisation, en créant des fonds de pension spécifiques, adaptés aux particularités des divers métiers, et à construire au niveau adéquat, Gouvernement et Parlement, voire le cas échéant par référendum, un système national par répartition commun à tous les Français.