Partons d’une observation simple mais qui nécessite de l’humilité : personne n’est en mesure d’appréhender seul la totalité d’un artefact très compliqué, surtout lorsqu’il est développé dans un environnement complexe multi disciplinaire et multi culturel. Lorsque nous construisons un avion, un sous-marin ou une ville, de nombreuses compétences sont nécessaires, et ce, à tous les niveaux (conception, suivi de production, maintenance, etc.). A notre époque, l’essor des systèmes intelligents connectés et le développement de la mécatronique ne font qu’amplifier ce phénomène.
C’est l’effet papillon : une modification sur un composant quelque part dans le processus de développement peut entraîner des conséquences majeures sur la fiabilité du produit final. Comment dès lors orchestrer les expertises pour co-construire avec efficacité ? Comment atteindre une forme de maitrise collective de ce que nous co-construisons ? Que cela implique-t-il d’un point de vue organisationnel et postural pour le top management ?
Comment pallier collectivement les contraintes cognitives individuelles ?
Il existe bel et bien une voie, et elle ne date pas d’hier. Il s’agit de la discipline de gestion de configuration qui permet d’administrer les changements tout au long du cycle de vie de ce que nous construisons ensemble. Cette discipline embarque une culture et une posture managériale, une gouvernance, de l’organisation, des processus et des outils. Concrètement, avec cette organisation du travail, aucun changement n’est en fin de compte réalisé sans que le collectif ne se questionne à propos de son impact sur l’ensemble du produit, et donc sur sa pertinence. Ce processus est outillé : chaque changement est instruit et en fonction des interconnexions qu’il implique, des alertes sont envoyées aux équipes potentiellement impactées qui vont étudier s’il est ou non approprié de l’implémenter. La gestion de configuration amène de fait à la nécessité de modéliser le ou plutôt les produits et à la nécessité d’élaborer une architecture des systèmes de l’ensemble. Prenons un exemple : lors de la conception d’une voiture, une modification a été effectuée en étude sur la tension du ressort de la clef de contact, la clef de contact était légèrement déplacée pendant le roulage sans éteindre le moteur mais en désactivant l’airbag qui ne se déclenchait plus comme il aurait dû. Dans ce cas précis, si une gestion de configuration efficiente avait été mise en place, les équipes en charge de l’airbag auraient été informées du changement sur la clef et auraient pu paramétrer en conséquence le déclenchement de l’airbag, ou signaler aux équipes « clef » que la modification entrainait des conséquences trop problématiques pour la sécurité des passagers. Un arbitrage aurait ensuite été orchestré en amont, évitant des accidents.
La gestion de configuration permet donc d’anticiper les problèmes, et non plus de leur trouver des solutions une fois qu’ils sont apparus. Elle doit s’appréhender avant tout comme une discipline managériale qui permet de mettre en exergue les liens d’interdépendance entre les équipes, d’identifier dans le collectif les collaborateurs qui sont en responsabilité des différents domaines et d’orchestrer leur communication sur des sujets précis. Dans le quotidien d’un projet, aussi important soit-il, il n’est évidemment pas envisageable de suivre en configuration tous les aspects du développement. Cela serait trop onéreux et chronophage. Mais ne rien suivre est en revanche particulièrement risqué. Tout l’art de la gestion de configuration réside alors dans la capacité des managers à faire le bon compromis entre ce qu’il est nécessaire de suivre en configuration et ce que cela coûte de le faire. Le choix dépend des phases du cycle de vie correspondant à la maturation progressive du produit, depuis les premières phases de développement qui nécessitent de l’agilité et une gestion de configuration légère jusqu’aux phases de maintenance évolutive qui nécessitent d’être très précis.
Prise de conscience de l’intrication global-local : où en sont les acteurs de l’économie française ?
La France est un pays de paradoxes. C’est Airbus qui y a développé la gestion de configuration sur notre sol pour répondre aux exigences de l’autorité de l’aviation civile américaine qui demandait aux constructeurs d’être capables d’identifier précisément et rapidement la cause d’un crash. Or cette discipline reste aujourd’hui encore très peu utilisée par les entreprises françaises. Parallèlement, en France, le rôle du sachant est particulièrement valorisé. Ce dernier, détenant l’information et l’expertise, dispose d’une certaine influence à l’échelle locale, qu’il est souvent peu enclin à partager. La France est aussi un pays où les acteurs de terrain présente une certaine culture de rébellion vis-à-vis de l’autorité collective : les décisions prises en haut y sont toujours de bonnes bases de discussion. Cette culture du sachant rebelle et secret limite le déploiement de la gestion de configuration en France. Avant même d’être un processus, elle est une discipline du partage d’information et une culture de l’humilité en entreprise qui consiste à reconnaître que « Je ne sais pas ce que je ne sais pas ». Être transparent dans son travail nécessite un certain recul et la compréhension que chacun est une pièce d’un immense puzzle qu’il convient de construire collectivement.
Si dans le secteur aéronautique au sens large, le gestionnaire de configuration est souvent le bras droit du directeur de programmes (lui-même bras droit du directeur général), dans les autres secteurs, il n’est pas rare qu’il ne soit positionné que bien plus bas dans la hiérarchie, quand il existe. Signe que ce rôle n’est pas encore considéré comme central dans de nombreuses entreprises où il est même parfois confondu avec la gestion des configurations, c’est-à-dire des options et des variantes d’un produit. Et pourtant, gérer en configuration est indispensable pour répondre aux exigences croissantes de traçabilité des autorités et bien plus rentable sur le long terme : moins de prototypes, moins de retards de production, plus de réactivité… Ne pas faire appel à ce processus d’une efficacité indiscutable est un non-sens à l’heure où la complexité des produits suit une courbe exponentielle sous l’effet de leur digitalisation croissante. Et attention à ne pas confondre les fondations et le toit : une digitalisation maîtrisée est permise par la discipline de gestion de configuration ; à l’inverse, la digitalisation peut aider la gestion de configuration mais n’instaurera et ne se substituera jamais à la nécessaire discipline.
Il est temps de réconcilier stratégie et opérations
Le top management a tendance à ne se positionner que sur les sujets « nobles » : la stratégie globale et sa dimension politique. Il tend à ignorer et à déléguer sans conscience de ce qui permet l’exécution de cette stratégie. Il est temps pour lui de se réapproprier la compréhension du « logiciel » métier de l’opérationnel et de reconnaître que la gestion de configuration n’est pas une simple fonction support, mais bien une capabilité essentielle au cœur de métier sans laquelle la stratégie sera toujours handicapée. Le suivi global qu’elle permet est nécessaire pour comprendre les contraintes qui font obstacle à l’exécution de la stratégie. Sortons de la « culture du héros-pompier » que l’on observe encore trop souvent dans les entreprises françaises. Certes, éteindre l’incendie de façon héroïque une fois qu’il a pris vous consacrera au rôle de sauveur pendant quelques semaines, mais quelle perte de temps et d’énergie pour le collectif !
Non seulement la gestion de configuration permet au top management de mieux appréhender les dimensions techniques d’un programme, mais le formalisme qu’elle implique est porteur d’agilité à grande échelle. Étonnant pour un outil aussi rigoureux ? Pas tant que ça, car si les nouveaux modes de collaboration dits agiles sont efficaces pour des équipes de taille modérée, ils deviennent beaucoup plus difficiles à implémenter à l’échelle d’une entreprise qui regroupe des milliers de collaborateurs et/ou des intervenants répartis sur tous les continents. Et cela ne concerne pas forcément les grands comptes. Les PME sont en train de se rendre compte qu’elles ne vont plus pouvoir se passer d’un processus de gestion de configuration efficient. Dans une époque où transparence rime avec efficacité, ayons l’humilité de nous appuyer sur l’intelligence collective, et sur un processus dont la réputation n’est plus à faire.
Ceux qui l’utilisent ne se souviennent même pas du temps où ils devaient faire sans. Ceux qui le découvrent ne comprennent pas comment ils ont pu s’en passer si longtemps. Les systèmes sont aujourd’hui de plus en plus interdépendants, phénomène amplifié par la digitalisation des produits, et l’intrication entre les actions des différents intervenants se fait de plus en plus forte. Il est urgent de remonter la problématique métier au niveau du top management pour booster la création de valeur. Comment ? Tout simplement en mettant en place une véritable gestion de configuration, comprise comme une voie robuste vers la performance collective en entreprise.