Les acteurs historiques la redoutent, les nouveaux entrants en font la promotion, les journalistes la commentent, les politiques cherchent à l’encadrer : l’ubérisation est au coeur de l’actualité politique, économique et sociale depuis l’émergence de l’entreprise américaine Uber. « Requalification », « Danger », « Destruction d’emploi », les reproches qu’on lui adresse sont nombreux.
À croire que l’essor des technologies digitales s’accompagne forcément d’effets indésirables. Des initiatives émergent pourtant, tendant à démontrer que l’on peut intégrer le numérique à son business model de façon équilibrée. Ou, en tout cas, modérer l’ubérisation galopante et parfois brutale du monde de l’entreprise.
Sois « ubérisé » et tais-toi ?
Coursiers, chauffeurs, livreurs, hôteliers… autant de métiers qui riment aujourd’hui avec ubérisation. Secteur après secteur, l’émergence des technologies du numérique entraîne une révolution industrielle à part entière. Des plateformes voient le jour, font appel, dans de nombreux cas, à des travailleurs indépendants et proposent un nouveau service qui, en apparence, n’a que du positif. La réalité est plus contrastée. Les acteurs historiques en souffrent bien souvent (licenciements économiques, faillites, etc.) et même les auto-entrepreneurs associés à ces plateformes grognent. Salariés, pas salariés ? Assurés, pas assurés ? L’ubérisation a apporté avec elle son lot d’interrogations.
Chez les coursiers à vélo, la question du degré de dépendance aux plateformes comme Deliveroo, Foodora ou Stuart se pose avec force. Les coursiers seraient « de faux travailleurs indépendants, de vrais salariés » selon l’avocat de l’un d’entre eux, ancien livreur chez Tok Tok Tok. En termes de contraintes, notamment horaires, difficile de ne pas lui donner raison. Pour les avantages sociaux, en revanche, on repassera : pas de congés payés, pas d’allocations chômage, pas d’assurance en cas d’accident. C’était d’ailleurs tout l’enjeu du procès aux prud’hommes opposant le coursier de Tok Tok Tok à son « employeur » de l’époque, le premier réclamant du second qu’il requalifie son contrat en contrat de travail salarié, avec les avantages sociaux que cela implique.
Alors, salariés ultra-précaires ou indépendants corvéables à merci ? La loi sur le numérique cherche à dissiper ce flou en précisant le statut de ces travailleurs d’un nouveau genre. Sacré casse-tête. Outre-Atlantique, on y voit désormais un peu plus clair. Les tribunaux californiens ont donné raison aux chauffeurs dans leurs revendications contre Uber, affirmant qu’ils « ne sont pas des travailleurs indépendants, mais des employés ». De quoi désamorcer un conflit social qui, en France, continue de faire rage, faute pour l’instant de législation précise. Et pas seulement sur les routes.
« Airbnb nous tue », voilà ce que l’on peut entendre de la part de certains hôteliers, mis à mal par l’ubérisation de leur secteur par le mastodonte californien de la location touristique, qui propose aujourd’hui plus de 65 000 logements dans la seule ville de Paris. Ils dénoncent une « concurrence déloyale » de la plateforme, accusent Airbnb de détruire l’âme de la Ville lumière et ses 62 114 petits commerces. Ces derniers souffrent en effet du transit incessant de touristes qui remplacent petit à petit les riverains traditionnels. Riverains qui privilégiaient la baguette du boulanger du coin à celle de la grande surface…
Alors, taxi ou Uber, hôtel ou Airbnb ? Derrière ces choix a priori anodins se dessinent deux visions du monde irréconciliables, remake de la querelle des Anciens et des Modernes. Et pourtant. Des initiatives émergent, montrant que l’innovation numérique mise au service de la modernisation en profondeur de certaines activités n’est pas forcément synonyme de perte des valeurs, de déshumanisation, de dérégulation tous azimuts ou encore de mise à sac du Code du travail.
Non à la disruption sans frein
L’ubérisation, au sens de disruption brutale, n’est pas une fatalité. Le secteur médical en est en tout cas convaincu. Le Conseil national de l’Ordre des Médecins (CNOM) donnait le 10 février dernier, dans le cadre d’un rapport, son avis sur l’ubérisation des prestations médicales. Premier constat, « 70 % des médecins indiquent la nécessité d’intégrer le numérique dans l’organisation des soins sur les territoires ». Mais pas à n’importe quel prix. Télémédecine et e-santé doivent répondre à des normes strictes, protégeant bien entendu les patients, mais aussi les médecins.
Ainsi, selon le CNOM, médecins « traditionnels » et télé-médecins doivent être logés à la même enseigne, sans distinction contractuelle : « La télémédecine étant, comme l’écrit la loi, une forme de pratique médicale, un régime particulier de contractualisation […] n’est plus justifié »,précise le rapport. Avant d’ajouter que « l’impact majeur que va avoir la « disruption numérique » […] sur le système de santé, l’organisation de soins et des prises en charge, l’exercice médical et la sécurité des patients » suppose « des bases éthiques consolidées. »
Dans le secteur des auto-écoles également, certains ont décidé de ne pas se laisser ubériser sans réagir, préférant adapter les technologies du numérique à l’existant plutôt que l’inverse. C’est le cas d’Auto-école.net, qui cherche à préserver l’équilibre entre plateforme numérique et caractéristiques d’une auto-école classique, en proposant un large éventail de services en ligne tout en conservant un ancrage traditionnel, sourcilleux sur le Code du travail : doté d’un réseau de 17 agences agréées réparties en France, le « site » a pignon sur rue et emploie plus de 70 salariés dans des conditions « normales ». Respecter les mêmes règles que les acteurs historiques en proposant un nouveau service facilitant le quotidien des candidats, la recette à suivre ?
D’autres prônent la solidarité comme alternative à l’ubérisation. C’est ce qu’explique Naomie de Grenier, de la coopérative d’activité Coopaname : « En Belgique, où le statut d’autoentrepreneur n’existe pas, les aspirants coursiers de Take eat Easy ont dû s’inscrire chez SMart, une coopérative, pour obtenir un statut leur permettant de travailler d’une manière indépendante ». La structure n’est pas qu’un centre d’enregistrement, mais se veut aussi militante : « Après avoir aidé les coopérateurs à prendre la mesure des mauvaises conditions de rémunération qu’offrait Take eat Easy, la coopérative a lancé une convention-cadre pour aider les coopérateurs souhaitant travailler avec ce type de plateformes, visant à imposer des conditions de travail décentes. »