De retour du colloque organisé au Sénat sur la réforme des retraites, où l’on m’avait demandé d’intervenir, je suis frappé par le peu de place que les intervenants, dans leur majorité, accordèrent à la démographie et à l’investissement dans la jeunesse.
Il me semble donc utile de rappeler, comme je l’ai fait au Sénat, mais de façon plus organisée qu’au cours d’une table ronde, la façon dont fonctionnent les retraites par répartition, au-delà des artefacts juridiques, et la nécessité pour le législateur de comprendre et respecter ces réalités économiques finalement assez simples.
L’utilisation du mot « réforme »
La loi a été utilisée à diverses reprises pour modifier des paramètres de gestion des régimes, tels que les âges de la retraite et le nombre de trimestres nécessaires pour accéder au taux plein. C’est une erreur. La gestion doit être laissée aux gestionnaires, qui doivent être responsables, et donc sanctionnables. Le Législateur, lui, n’étant pas sanctionnable, ne doit pas prendre des mesures qui relèvent de la gestion courante. Les partenaires sociaux n’ont heureusement pas besoin de la loi pour modifier la valeur de service du point ou son prix d’achat, c’est-à-dire accomplir des actes de gestion courante. La loi devrait être réservée aux réformes dites « structurelles », comme le remplacement de plusieurs régimes par un seul.
Une absence de taille dans le projet de réforme actuel
Ce projet prévoit à terme un seul régime par répartition, le même pour tous les Français, au lieu de 3 douzaines. Dans ce régime unique, disons France-retraite, les droits à pension seraient représentés par des points : soit des points analogues aux points ARRCO, soit des euros notionnels, forme particulière de points, dont le prix d’achat sera invariant : un euro de contribution donne un euro sur le compte notionnel.
Mais le mode d’attribution des droits à pension envisagé n’est pas correct. Il semble en effet que l’attribution des points restera basée sur les cotisations vieillesse, lesquelles servent à payer les pensions actuelles conformément à la formule « pay-as-you-go », alors qu’elle devrait être rendue cohérente avec le théorème de Sauvy : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ».
Un seul régime par répartition
Un régime unique implique que la même formule de calcul des points soit utilisée pour tous les assurés sociaux. Cela ne veut pas dire que tous seront clients de la même institution : chacun pourra choisir celle qu’il préfère, par exemple parce qu’elle s’occupe aussi de produits complémentaires : retraite par capitalisation, fourniture de rente viagère contre un versement monétaire ou un bien immobilier, assurance dépendance, complémentaire santé, épargne salariale, et différentes formules de prévoyance.
Le régime France-retraite sera moins généreux que beaucoup de régimes spéciaux. Cela ne veut pas dire que les cheminots, par exemple, n’auront rien de plus que les salariés du privé, mais que ce qu’ils auront en plus relèvera de la capitalisation. N’importe quelle entreprise ou administration pourra de même organiser pour ses salariés une retraite complémentaire fonctionnant en capitalisation.
Choisir plutôt des points de type ARRCO-AGIRC que des comptes notionnels
Pourquoi importer une formule suédoise alors que les partenaires sociaux français ont adopté une formule qui marche bien et qui est familière à 80 % des Français ? D’autant que le compte notionnel présente un grave inconvénient : il supprime une variable de commande, à savoir le prix d’achat du point (un euro-point est toujours payé un euro-monnaie). La gestion de l’AGIRC-ARRCO a montré qu’il est très utile de pouvoir modifier ce paramètre.
La répartition actuelle est un monstre économique. Il faut rendre le droit des retraites par répartition cohérent avec la réalité économique
La formule de Sauvy déjà citée, « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants », est irréfutable. Dans le courant des années 1970, quand au baby-boom a succédé une fécondité inférieure à 2 enfants par femmes, Sauvy a poussé un cri d’alarme signifiant : « aïe, aïe, aïe pour nos retraites ». Claude Sarraute, dans Le Monde, a écrit en substance : « Cet illustre démographe radote, je paie mes cotisations, j’aurai droit à ma pension ». Sauvy, qui venait de liquider sa pension, lui a répondu à peu près ceci dans le même quotidien : « Madame, vous cotisez, je vous en remercie, car on me donne votre cotisation, ainsi que quelques autres, ce qui me permet de bien vivre. Mais quand vous serez vieille, moi je serai mort, et je ne vous rembourserai rien ! En revanche, les enfants qui naissent aujourd’hui cotiseront pour que vous ayez une pension. Et ça marchera mieux si ces enfants sont nombreux et bien formés que s’il y en a peu et qu’on ne leur apprend pas grand-chose. »
Le président de la République, dans son interview au JT de TF1 il y a quelques jours, a repris (sans le citer) la première moitié du théorème de Sauvy : il a reconnu que les cotisations vieillesse ne préparent pas, économiquement, les pensions de ceux qui les versent. Malheureusement, il n’a pas abordé la seconde moitié du théorème : celle qui dit que les pensions futures, en répartition, sont préparées par la mise au monde et l’éducation des enfants. Cette lacune est très regrettable, car ce que le Législateur devrait faire, c’est transposer sous forme juridique cette réalité économique. S’il le fait, la France aura adopté pour elle-même et apporté au monde entier la bonne formule de retraite par répartition. S’il ne le fait pas, ce sera une belle occasion manquée.
Concrètement, comment faire pour que le droit des retraites par répartition devienne cohérent avec leur fonctionnement économique réel ?
Comme la capitalisation, la répartition se prépare en accumulant du capital. La différence est simple : dans un cas il s’agit du capital physique et technologique (des infrastructures, des bâtiments, des machines, des brevets), et dans l’autre cas il s’agit du capital humain. Il n’y a aucune opposition entre capitalisation et répartition, mais complémentarité comme entre les machines et les hommes. Il serait donc juste d’accorder les droits à pension dans un régime par répartition au prorata de ce que chacun de nous apporte comme contribution à la formation du capital humain : mettre au monde des enfants et les élever, bien sûr, mais aussi financer leur formation, leur assurance maladie, les prestations familiales, les frais d’accouchement et de PMA, puis ensuite financer la formation continue. C’est cet apport en nature et en argent qui devrait être valorisé sous forme de points France-retraite.
Quant aux cotisations vieillesse, il faut enfin reconnaître juridiquement qu’il s’agit de s’acquitter d’une dette envers ceux qui ont investi dans notre capital humain. Toutes les grandes religions et certaines des grandes philosophies qui ont contribué à la formation de nos sociétés, en particulier le Confucianisme dans le Traité de la piété filiale, contiennent l’équivalent du précepte biblique « honore ton père et ta mère », c’est-à-dire « occupe-toi d’eux quand ils seront vieux, car tu leur dois beaucoup, à commencer par la vie ».
Concrètement, le respect de la réalité économique exige que les versements de cotisations vieillesse n’ouvrent aucun droit à pension, et qu’en revanche des sommes gigantesques actuellement versées comme des impôts ne donnant droit à rien soient valorisées en procurant des points France retraite ; ce sera par exemple le cas pour les 70 ou 80 Md€ versés chaque année par les Français au profit de la formation initiale : des impôts qui actuellement ne « rapportent » rien à ceux qui les versent seront remplacés par des cotisations sociales ouvrant des droits à pension.
Le respect de l’équité exige aussi que le taux de prélèvement sur les actifs au profit des retraités reste raisonnable. Si une génération a mis peu d’enfants au monde, elle ne doit pas, une fois ses membres devenus retraités, augmenter les prélèvements sur les actifs à son profit pour compenser le faible nombre de cotisants : chacun doit assumer les conséquences de ses actes, et donc ne pas les reporter sur autrui. Une réforme des retraites qui ne comporterait pas des dispositions encadrant ce taux de prélèvement sur les actifs, incluant non seulement ce qui sert aux pensions, mais aussi ce qui finance les soins des retraités, serait intrinsèquement injuste.
Un immense progrès pour l’économie d’échange
Dans l’état actuel des choses, notre Etat providence ressemble au Pays des merveilles où Alice découvre un monde qui marche sur la tête, où l’on souhaite les « non-anniversaires » plutôt que les anniversaires. Notre économie et notre société se porteront beaucoup mieux lorsque le Code de la sécurité sociale ne sera plus en contradiction avec le fonctionnement réel de la retraite dite « par répartition ». Reconnaître l’échange qui se produit entre générations successives, chaque génération investissant dans la suivante puis étant entretenue par elle, libérera notre système productif d’un des mensonges juridiques qui nuisent gravement à son fonctionnement.
Bien entendu, cela implique que l’on cesse de présenter les droits à pension attribués aux parents ès-qualité comme étant « non contributifs », relevant de la « solidarité », alors que la mise au monde et l’éducation des enfants par leurs parents est la première des contributions à l’investissement dans la jeunesse et donc à la préparation des futures pensions. Bref, ne continuons pas à faire comme si les cotisations vieillesse finançaient des investissements garantissant l’avenir, et comme si élever des enfants ne servait à rien pour préparer les futures retraites : c’est un service que le pays de Descartes se doit de rendre non seulement à ses citoyens, mais aussi à l’humanité.