Quelle indépendance pour Interpol ?

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Par Rédaction Modifié le 27 novembre 2018 à 16h00
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100 MILLIONS €Interpol bénéficie d?un budget de fonctionnement d?environ cent millions d?euros

Interpol est un outil majeur pour lutter contre la criminalité transfrontalière et pour mettre un terme aux cavales internationales. Mais sa dépendance économique le rend vulnérable aux pressions d’états, d’entreprises ou des personnes qui contribuent à son budget.

Le fonctionnement opaque d'Interpol

Le documentaire « Interpol, une police sous influence ? » co-réalisé par le Français Mathieu Martinière et l’Allemand Robert Schmidt, et rediffusé dernièrement sur Arte, pose la question du financement de l’organisation internationale Interpol. Et force est de constater que cette dernière reste encore largement méconnue. L’analyse précise du fonctionnement de l’institution révèle que devant une multiplication des sources de subsides privées, les garde-fous mis en place par Interpol pour se prémunir contre les conflits d’intérêts sont bien maigres.

Dans les faits, Interpol bénéficie d’un budget de fonctionnement d’environ cent millions d’euros – ce qui semble un peu maigre compte tenu de la mission qui lui est confiée (à savoir, « échanger et consulter en toute sécurité des informations de police vitales » et « prévenir et combattre la criminalité grâce à une coopération renforcée et à l’innovation sur les questions de police et de sécurité » dans le monde). A titre comparatif, le budget du FBI américain avoisine les 7 milliards d’euros, la police judiciaire française dispose de 2,5 milliards d’euros et de l’organisation régionale Europol de 84 millions.

Si historiquement, Interpol fonctionnait exclusivement grâce à des donations nationales, les Etats membres ont des réserves à davantage financer cette institution supranationale, préférant garder la main sur les sujets liés à leur sécurité nationale. Aussi, afin de pallier ce manque de moyens, l’ancien secrétaire général d’Interpol, l’Américain Ronald Noble (2000 – 2014), a formé une multitude de partenariats avec des acteurs privés (la liste inclut la FIFA, Philip Morris, HSBC, l’industrie pharmaceutique, Dassault ou des pays comme le Qatar ou Singapour).

« Nous voulons au moins 1 milliard de dollars car le monde n’est pas sécurisé comme il devrait l’être » avait-il expliqué à CNN en 2011. Seulement la multiplication des donateurs privés, avec des intérêts très spécifiques, suscite les inquiétudes des polices nationales, qui demandent plus de transparence. Jürgen Stock, vice-président de l’Office fédérale de police criminelle en Allemagne et successeur de Noble, a ainsi tiré la sonnette d’alarme, rappelant que « la neutralité et la réputation d’Interpol ne doivent jamais être remises en question par des intérêts économiques ».

Des risques pour l’indépendance de l’institution

Si Noble croyait dur comme fer aux bienfaits des partenariats entre le public et le privé, Jürgen Stock ne voit pas l’influence exercée par ces nouveaux partenaires d’un bon œil. Mathieu Martinière, coréalisateur du documentaire, explique, lui aussi, pourquoi il considère ces liens comme dangereux. : « Nous sommes tombés de nos chaises en apprenant qu’Interpol était financé par Philip Morris, l’industrie pharmaceutique ou encore par la Fifa ».

« Il ne vous aura pas échappé que ces "partenaires" ont un certain passif en matière de lobbying, comme le tabac ou la pharmacie. Ou de corruption, comme la Fifa », note-t-il. Pour ne rien arranger, Interpol est aujourd’hui largement financé via la « Fondation Interpol pour un monde plus sûr », où se croisent personnalités politiques, exilés fiscaux et anciens dirigeants d’organismes de police reconvertis dans le renseignement. S’il devait assurer un canal sécurisé pour ces financements, cet institut joue désormais davantage le rôle de filtre, ajoutant une étape entre les donateurs et l’institutions, et troublant encore plus ses sources de financement.

Une utilisation politique de l’organisation

Ce manque de transparence fait beau jeu aux accusations de lobbying et de politisation – voire de corruption – qui planent autour d’Interpol. Le documentaire relève ainsi que Singapour a été exclu de la liste des paradis fiscaux après avoir accueilli et financé le second siège de l’institution. Il note également qu’Interpol produit cinq fois plus de « notices rouges » (mandats d’arrêt internationaux) par rapport à 2005. Problème : un certain nombre de nations (Chine, Turquie, Russie…) les utilisent pour extrader des opposants politiques exilés à l’étranger.

« Le secrétaire général d’Interpol lui-même reconnaît que 1 % à 2 % des notices rouges sont litigieuses. Chaque année, cela représente tout de même cent à deux cents personnes » indique Mathieu Martinière. « Ces dernières années, le système de notices rouges d’Interpol a été abusivement détourné par certains États membres pour réprimer la liberté d’expression ou persécuter des opposants politiques à l’étranger » confirme un rapport présenté aux membres du Conseil de l’Europe.

Ce document n’y va pas par quatre chemins : « Les activités d’Interpol échappent à la compétence des tribunaux nationaux, car elles sont protégées par son immunité de juridiction. Interpol a conclu des accords d’immunité avec les pays dans lesquels l’organisation est physiquement présente, notamment la France et les États-Unis (et plus récemment Singapour) ». Des accusations graves qui vont dans le sens des doutent sur l’indépendance de l’organisation internationale.

Le risque d'une protection des délinquants en col blanc

Aussi, parfois, des pressions économiques sont suspectées d’intervenir dans l’annulation de notices rouges. Si les exemples sont nombreux, l’annulation en catimini du mandat visant l’oligarque Moukhtar Kabulovich Abliazov est particulièrement éloquente. Cet ancien banquier accusé d'avoir détourné des milliards de dollars ne fait plus l'objet de « notices rouges » depuis le 13 juillet 2017. Or, il était visé par plusieurs mandats, à la demande de la Russie, du Kazakhstan et l'Ukraine et il fait encore l’objet de poursuites au Royaume-Uni, où il avait trouvé refuge après avoir fui son pays natal.

Aujourd’hui installé en France – où il a passé quelques années en prison – l’homme est poursuivi par Moscou (pour fraude à grande échelle, atteinte à la propriété par tromperie ou abus de confiance, blanchiment d'argent), Kiev (pour prêts fictifs, détournement de fonds, absence de nantissement, cascade de sociétés off-shore) et Astana (où il a été condamné en son absence à 20 ans de prison pour avoir accordé « frauduleusement des prêts sans garantie à des sociétés-écrans dont il était le réel bénéficiaire économique »).

Après avoir fait l’objet d’un décret d’extradition vers la Russie, mettant de fait fin à sa cavale, Abliazov a été repêché in extremis par le Conseil d’Etat en décembre 2016. Peu après, c’est Interpol qui « blanchit » le milliardaire. Cet abandon ouvre la voie pour recevoir le statut de réfugié politique en France (immédiatement après l’avoir perdu au Royaume Uni). Aussi, beaucoup voient dans cette double coïncidence suspecte un signe que cet abandon aurait pu être acheté par l’intéressé – une accusation très inquiétante sur le bon fonctionnement d’Interpol. Avérée ou non, elle illustre le risque de dérèglement d’une institution judiciaire gourmande en apports financiers dans des affaires concernant de très grandes fortunes.

Si des individus fortunés sont en mesure d’acheter plus ou moins directement leur sécurité en investissant auprès du seul gendarme international, il s’agit en effet d’une normalisation du statut de réfugiés en col blanc intouchables. Une dérive dangereuse, qui pose une nouvelle fois la question de la transparence des finances d’Interpol.

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