Les Gilets Jaunes traduisent-ils une crise de la redistribution des richesses? Une analyse des statistiques de l’INSEE sur le poids de la redistribution et des inégalités en France montre que le système vit un effet de ciseau ou de double échec: d’une part, le redistribution diminue, d’autre part la pression fiscale augmente. Autrement dit, le système de redistribution des richesses coûte de plus en plus cher et appauvrit de plus en plus les classes moyennes sans améliorer le sort des plus défavorisés…
La redistribution des richesses est une passion française qui occupe une grande part des politiques publiques. La France est probablement le pays où la fiscalité affiche l’ambition la plus forte dans ce domaine. Parmi les trois justifications de l’impôt : financer les dépenses publiques, inciter à la croissance et redistribuer les richesses, cette dernière fonction est la plus importante, la mieux répétée, dans le débat d’idées français, comme s’il s’agissait d’une évidence ou d’un lieu commun.
Or - et la suppression de l’ISF a mis en lumière le sentiment d’injustice fiscale dominant dans le pays - cette ambition de redistribuer les richesses inspire une augmentation incessant de la pression fiscale pour une efficacité toujours moindre, au point que nous pouvons parler aujourd’hui de crise de la redistribution.
Pourquoi parler de crise de la redistribution ?
Comme le montre le graphique ci-dessus, la situation de la redistribution en France est de plus en plus tendue. Les chiffres exposés sont tirés des documents de l’INSEE publiés périodiquement, en l’espèce des chapitres du portrait social annuel de la France consacrés aux revenus et à la redistribution, en l’espèce celui de 2012 et celui de 2018. Je les ai moi-même retraités pour comparer l’évolution de la politique de redistribution en France depuis la Grande Crise de 2008.
Comme on le voit - et on notera ici que ces documents sont annuels, les chiffres exposés ne sont donc pas en euros constants mais en euros courants - le revenu annuel moyen disponible en France avant redistribution est passé de 25.708€ en 2011 à… 25.930€ en 2017. Cette pénible évolution de 222€ n’équivaut pas à 1% d’augmentation, dans un contexte où l’inflation cumulée a été supérieure à cette somme (environ 7%).
Le traitement brut de ces chiffres permet donc de dire que, compte tenu de l’inflation, le revenu annuel moyen des Français a gagné 1% en volume, mais a perdu 6 points de pouvoir d’achat. On tient déjà ici une première explication du malaise français exprimé par les Gilets Jaunes. On notera aussi que, désespérément, le revenu annuel disponible moyen français stagne autour des 2.000€ mensuels qui donnent forcément le tournis quand on évoque le salaire des grands patrons ou des footballeurs.
Baisse d’intensité de la redistribution
Chaque année, les prélèvements publics permettent de redistribuer un montant moyen de prestations analysé par l’INSEE. Ce montant est passé 1.711€ en 2011 à 1.610€ en 2017. Autrement dit, la redistribution a baissé en volume d’environ 5%. Rapportée au revenu moyen global, la redistribution écrêtait 8,3% des richesses en 2011, et seulement 7,4% en 2017. L’intensité de la redistribution a donc diminué en 8 ans. Nous verrons ci-dessous l’effet réel produit par ce phénomène pour les plus défavorisés, pour qui la situation est relativement contradictoire.
Facialement, cette baisse de la redistribution a libéré une augmentation inattendue du revenu moyen disponible après redistribution. celui a augmenté de plus de 400 euros en 8 ans. Ce n’est pas Byzance, mais c’est un phénomène plutôt positif dont nous allons toutefois examiner le ressenti réel dans les classes moyennes.
Effondrement des revenus pour les plus pauvres
Le graphique qui suit analyse l’effet de la redistribution pour les plus pauvres. La catégorie « D1 » désigne le premier décile de revenus (soit les 10% dont le revenu est le plus faible), et la catégorie « Q1 » désigne le premier quintile (les 20% au revenu le plus faible).
Si l’on se contente de reprendre les chiffres bruts, on s’aperçoit que, pour le 1er décile, le niveau de vie (c’est-à-dire le revenu disponible divisé par le nombre de personnes dans le ménage) avant redistribution est passé de 4.232€ euros annuels avant redistribution à 3.260€. Autrement dit, le premier décile de revenus a vu son niveau de vie s’effondrer de 25% avant redistribution depuis 2011 (soit une perte globale de 7 milliards de revenus…). S’agissant des 20% les plus pauvres, la baisse globale est d’environ 10%.
L’intérêt de ces chiffres est de montrer le décrochage ressenti par les plus pauvres, et leur dépendance grandissante vis-à-vis des « aides » apportées par la redistribution.
Celles-ci ont augmenté de 15% pour les plus défavorisés depuis 2011. En 2017, les 10% les plus pauvres percevaient près de 7.000€ par an pour atteindre un niveau de vie de 10.000€, soit 850 euros mensuels. Autrement dit, la redistribution apporte un revenu moyen de 600€ supplémentaires aux 10% les plus pauvres, et d’environ 350€ aux 20% les plus pauvres.
Dans la pratique, la part des revenus issus de la redistribution pour les plus pauvres dans leur revenu global a pratiquement doublé en 7 ans. Cette évolution explique pourquoi on voit si peu de bénéficiaires de minima sociaux sur les barrages aujourd’hui: ils sont globalement les grands gagnants du système, même si leur sentiment de paupérisation s’est très fortement accru depuis la crise. Inversement, on comprend l’exaspération d’un certain nombre de gilets jaunes qui dénoncent « l’assistanat »: les gilets jaunes sont en effet les premiers financeurs, on va le voir, d’un système qui améliore fortement le sort des plus pauvres.
Les classes moyennes et supérieures face à la redistribution
Le graphique qui suit permet d’objectiver les ressentis des classes moyennes et supérieures face à la redistribution. Il reprend les effets de celles-ci du deuxième quintile jusqu’aux couches les plus élevées de revenus.
Sur ce graphique, on compare, comme plus haut pour les plus pauvres, l’évolution des niveaux de vie moyen avant et après redistribution par catégories de revenus.
Une étude permettrait d’analyser la situation très en détail. Nous laisserons ici le lecteur s’appesantir sur une compréhension fouillée, et nous relèverons seulement trois constats essentiels.
Le premier est que, avant redistribution, les revenus disponibles des classes moyennes ont peu évolué (deuxième, et surtout troisième et quatrième quintiles) depuis 2011. Ce phénomène tranche avec les revenus les plus élevés qui se sont eux fortement revalorisés. On trouve ici l’origine d’un sentiment d’injustice répandu parmi les Gilets Jaunes : la décennie d’après-Crise est une décennie perdue pour les classes moyennes, alors qu’elle l’est beaucoup moins pour les classes supérieures.
Deuxième constat: les Smicards (ceux du deuxième quintile) sont les grands perdants du système. En 2011, après redistribution, leur niveau de vie augmentait de 1.000€. En 2017, l’augmentation n’est plus que de 500€. En comparaison des revenus du premier quintile, donc des plus pauvres, l’effet de seuil est terrible: mieux vaut, pour des différences inférieurs à 200 ou 300€ par mois, ne pas travailler et recevoir des aides plutôt que de travailler.
Troisième constat: avant redistribution comme après, le décrochage de revenus entre le dernier quintile et le quatrième ne cesse de se creuser. L’enjeu tient moins ici à la redistribution qu’à la faiblesse des salaires des classes moyennes. Un Français situé dans les 70% les plus « favorisés » à un niveau de vie plus proche des plus pauvres que des plus fortunés.
Et la difficulté est bien là: dans l’incapacité de la France à faire prospérer sa classe moyenne.
Le recul de la redistribution pour les classes moyennes
Le graphique suivant permet, selon nous, d’objectiver le manque de consentement à l’impôt qu’on observe aujourd’hui. Il reprend le volume réel des prestations distribuées depuis 2011 dans les classes moyennes, et dans un contexte de forte augmentation fiscale.
Pour l’ensemble des classes moyennes (ce qui tranche avec les plus pauvres), la redistribution a fortement baissé. Alors que le dispositif imaginé avant 2008 permettait de donner à chacun, y compris aux classes supérieures, le sentiment de retirer un bénéfice du système fiscal, l’après-crise amenuise sans cesse ce sentiment. Ainsi, le dernier décile ne perçoit plus en moyenne que 190€ au titre de la redistribution, contre 625€ en 2011.
On mesure ici le poids des grandes réformes introduites par François Hollande, notamment sur les prestations familiales, qui ont été divisées par trois durant cette période pour les plus aisés.
Ainsi, l’évolution depuis 2011 montre que, d’une part, le fossé de revenus s’est creusé entre les plus riches et les plus pauvres, et que, d’autre part, les classes moyennes ont des raisons de consentir de moins en moins à l’impôt, dans la mesure où elles en retirent de mois en moins de bénéfices.
Et avec Macron, ça devrait donner quoi ?
Le quinquennat d’Emmanuel Macron ne devrait guère améliorer cette situation explosive, sauf sur l’un des trois constats majeurs que nous avons dressés plus haut.
Premièrement, la suppression de l’ISF et l’instauration du prélèvement forfaitaire libératoire de 30% sur les revenus mobiliers allègent mécaniquement le fardeau de la redistribution pour les franges de revenus ou de patrimoines les plus élevées. On peut donc raisonnablement faire l’hypothèse que le décrochage entre les revenus les plus élevés et les plus faibles devrait être consolidé dans les années à venir.
Deuxièmement, compte tenu de l’augmentation de la fiscalité sur les ménages moyens que nous avons décrite la semaine dernière, les nouvelles hausses de taxe prévisibles, comme celle sur les produits pétroliers, devrait confirmer la saignée fiscale dans les classes moyennes.
Mais une exception devrait s’ouvrir : les revenus des plus modestes devraient baisser et le bénéfice qu’ils tirent de la redistribution devraient diminuer. Voici pourquoi.
Les adresses macroniennes aux plus bas revenus
Plusieurs mesures discrètes, mais fortes, sont en cours d’adoption par le Parlement pour réduire le poids des minima sociaux dans la dépense publique. On retiendra tout particulièrement la désindexation partielle des minima sociaux, adoptée dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, qui exprime « techniquement » le choix de la majorité de dégrader les conditions de vie des plus pauvres.
En particulier, le projet de loi prévoit ceci :
« L’ensemble des prestations sociales augmenteront en 2019 et en 2020. Elles n’augmenteront toutefois pas toutes à la même vitesse : les prestations prioritaires (prime d’activité, minimum vieillesse et AAH) bénéficieront de revalorisations exceptionnelles de plus de 4 % par an, conformément aux engagements du Président de la République ; les prestations bénéficiant à nos concitoyens les plus fragiles augmenteront de l’ordre de 1,5 % par an (minima sociaux , dont RSA et ASS) ; les autres prestations sociales augmenteront de 0,3 %, soit le taux moyen des quatre dernières années.«
Il s’agit bien ici de diminuer peu à peu le fardeau de la redistribution au profit des plus pauvres en revalorisant moins vite que l’inflation une batterie de minima jugés trop favorables à leurs bénéficiaires.
In fine, cette politique affaiblira la condition des plus modestes.
Pourquoi parler d’une crise de la redistribution ?
On le voit, la redistribution devient de plus en plus difficile à approfondir dans notre pays. D’un côté, la compensation des importantes baisses de revenus des plus pauvres coûte très cher au reste de la population. Depuis 2012 est enclenché un mouvement double, qui repose sur la mise à contribution des classes moyennes et sur des avantages accordés aux revenus les plus élevés.
On mesure le coût final de cette opération aujourd’hui : un malaise généralisé qui ébranle le régime. En ce sens, il y a bien crise de la redistribution.
Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog