L’IGF (inspection générale des finances) vient de rendre un passionnant rapport sur l’invention de la désormais fameuse taxe de 3% sur les revenus versés par les grandes entreprises, dont l’annulation par le Conseil Constitutionnel coûte 10 milliards à l’État. Ce rapport est à lire sans modération (et avec un vrai recul critique) pour mieux comprendre ce qui dysfonctionne en France.
Rapport IGF sur la taxe à 3% sur les revenus distribués de Société Tripalio
Il serait évidemment fastidieux de se substituer au lecteur en donnant une analyse intégrale du rapport. On aura donc ici le parti pris assumer de reprendre la lecture chronologique des événements pour comprendre l’état de la décision publique en France. Pour bien déchiffrer les non-dits d’un rapport par ailleurs fourmillant, on commencera toutefois par rappeler quelques faits.
L’IGF au coeur d’une instrumentalisation politique
L’État vient d’être condamné à rembourser 10 milliards ? aux grandes entreprises soumises à une contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés de 3% datant de la loi de finances rectificative de l’été 2012. Cette catastrophe fiscale a poussé Bruno Le Maire à demander un rapport d’inspection sur les responsabilités portées dans cette affaire. Personne ne peut ignorer qu’à l’époque où cette taxe fut inventée, le secrétaire général adjoint de l’Élysée en charge des questions fiscales s’appelait Emmanuel Macron, accessoirement inspecteur général des finances lui-même.
Chacun jugera des intentions de Bruno Le Maire dans cette commande. Toujours est-il que Marie-Christine Lepetit, auteur du rapport sous le sceau de l’IGF, pouvait difficilement apporter des conclusions trop violentes sur la responsabilité d’un chef de l’État accessoirement membre de son corps… Chacun jugera donc, entre les lignes, de la valeur « historique » du rapport dans sa globalité.
Aux origines de la contribution additionnelle
Il faut lire le contexte qui est rappelé dans le rapport. Initialement, la France s’était dotée d’un dispositif de retenue à la source qui s?appliquait aux dividendes des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM). En juillet 2011, le tribunal administratif de Montreuil interroge (par la mécanique de la question préjudicielle) la Cour de Justice de l’Union sur la conformité de ce dispositif avec le droit communautaire.
Par une note au ministre du 16 février 2012, la direction de la législation fiscale (DLF) considérait qu'il était « probable » que la France perde ces contentieux devant la CJUE. Elle estimait les enjeux financiers à 4 Md? en droits et 500 Millions d'euros d'intérêts moratoires.
Dans la pratique, l’arrêt Santander du 10 mai 2012 invalide le dispositif. Petit problème: la décision tombe en pleine alternance.
Il revient à la nouvelle majorité de combler le « trou » de près de 5 milliards dont elle hérite.
L’activisme de Bercy pour corriger la loi existante
Premières révélations du rapport: cette échéance est placée sous le contrôle de Bercy qui apporte une réflexion technique sur le sujet, en l’absence de responsables politiques susceptibles d’éclairer le chemin à suivre.
Par la note au ministre en date du 16 février 2012, la DLF proposait l' « instauration d?une retenue à la source sur les distributions de dividendes de source française aux OPCVM établis en France à un taux équivalent à celui pratiqué sur ces distributions à des OPCVM établis hors de France ». La DLF proposait de fixer ce taux à 15 %.
À partir de février 2012 (c’est-à-dire en pleine campagne pour les présidentielles), les directions de Bercy se mettent en branle pour « fabriquer » techniquement ce scénario de travail.
Cette solution avait alors fait l'objet d'échanges au sein de l'administration, avec la direction générale du Trésor, le service juridique de la direction générale des finances publiques et la direction des résidents à l?étranger et des services généraux. Elle était considérée par la DLF comme « a priori conforme au droit communautaire ». Selon la DLF, à la date du 16 février 2012, « il n'existe en tout état de cause pas d?alternative budgétairement accessible ».
Ainsi, lorsque le nouveau ministre arrive, le 1er juin 2012, il trouve sur son bureau une note de la direction de la législation fiscale (tenue jusqu’en mars 2012 par Marie-Christine Lepetit, rédactrice du rapport…) qui lui propose d’adapter le dispositif existant en préservant une mécanique de retenue à la source, mais en la rendant compatible avec le droit communautaire.
Le rôle de Cahuzac et de la nouvelle majorité
Le 19 juin 2012, c’est-à-dire trois semaines après la présentation de la position technique de Bercy sur ce dossier, une nouvelle option apparaît dans les arbitrages. C’est celle qui sera finalement retenue: l?instauration d?une contribution additionnelle à l?impôt sur les sociétés de 3 % sur les montants distribués par les sociétés et organismes résidents ou non-résidents passibles de l?impôt sur les sociétés en France.
Elle est présentée en première lecture à l’Assemblée Nationale par Jérôme Cahuzac, dans le cadre du débat sur le projet de loi de finances rectificative (qui alourdira fortement la pression fiscale et plombera d’emblée le quinquennat Hollande). Cahuzac explique alors qu’il s’agit de mettre en oeuvre une promesse du candidat Hollande.
Le silence de l’IGF sur les coulisses du dossier
Entre le 1er juin et le 19 juin, que s’est-il passé? Par quelle opération mystérieuse Jérôme Cahuzac a-t-il inventé cette taxe, présentée en creux comme un scénario rédigé par Bercy (puisqu’elle figurait comme l’un des trois scénarios possibles sur un document émanant de Bercy)?
Sur cet intervalle de trois semaines, le rapport reste muet. On aurait pourtant apprécié qu’il dévoile les coulisses du dossier. Chacun se demande évidemment quel rôle a joué l’Élysée dans ce qui ressemble à une évolution de doctrine mettant Bercy en minorité. Tous les scénarios élaborés avant les élections sont disqualifiés au profit d’une décision politique qui s’impose sans consentement à la direction de la législation fiscale. D’où vient l’arbitrage politique?
Une solution insoupçonnable?
Selon l’IGF, l’inconstitutionnalité de cette contribution nouvelle n’était pas soupçonnable à l’époque. La preuve:
L'article 5 du PLFR a été transmis au Conseil d?État le mardi 26 juin 2012. Il n'a pas fait l'objet d'une disjonction. Notamment, l'article 4 de la directive mère-fille n'a pas été identifié comme faisant courir un risque juridique au projet d'article 235 ter ZCA du code général des impôts.
Ah! si le Conseil d’État n’a rien dit, alors!
Pourtant, en y regardant de plus près, on peut s’interroger sur la cécité de la technostructure, pourtant bien au fait de la fiscalité européenne et dotée, au demeurant, d’un secrétariat général des affaires européennes chargé de ce genre de choses. En effet, le Conseil Européen du 30 novembre 2011 promulgue la directive 2011/96/UE qui dit expressément dans son article 4:
Lorsqu'une société mère ou son établissement stable perçoit, au titre de l'association entre la société mère et sa filiale, des bénéfices distribués autrement qu'à l'occasion de la liquidation de cette dernière, l'État membre de la société mère et l'État membre de son établissement stable :
a) soit s'abstiennent d'imposer ces bénéfices ;
b) soit les imposent tout en autorisant la société mère et l'établissement stable à déduire du montant de leur impôt la fraction de l'impôt sur les sociétés afférente à ces bénéfices et acquittée par la filiale et toute sous-filiale, à condition qu'à chaque niveau la société et sa sous-filiale relèvent des définitions de l'article 2 et respectent les exigences prévues à l'article 3, dans la limite du montant dû de l?impôt correspondant.
C’est pour avoir violé les dispositions de cet article 4 datant du 30 novembre 2011 que la contribution additionnelle approuvée six mois plus tard par le gouvernement Ayrault sera finalement censurée. On ne peut s’empêcher ici de penser que Bercy a failli lourdement, ainsi que le Conseil d’État, en intégrant pas dans leurs analyses cette évolution majeure du droit communautaire.
Mais, comme le dit Marie-Christine Lepetit, la contribution de 3% a été conçue dans l’entre-soi d’une technostructure dont elle est une pièce maîtresse. On ne lui reprochera donc pas quelques oublis ou embellissements dans son récit.
La première alerte de 2012
Marie-Christine Lepetit égrène ensuite les étapes suivies par le texte. Dès la fin de juin 2012, plusieurs instances alertent sur la conformité de la nouvelle contribution avec l’article 5 de la directive. Mais tout le monde fait la sourde oreille. Certes, l’inconventionnalité avec l’article 4 n’est pas soulevée. Mais un peu d’objectivité oblige à reconnaître que tout le monde (ou en tout cas beaucoup d’experts) est bien conscient à ce moment-là que le texte est fragile au regard de la directive incriminée.
Rétrospectivement, l’IGF souligne qu’un arrêt du Conseil d’État de 2009 permettait de considérer que l’article 4 ne trouvait pas à s’appliquer à l’invention baroque du législateur de 2012. Toutefois, en octobre 2012, un article rédigé par un avocat soutient que le dispositif viole cet article 4. Une note de lecture de Bercy conclut toutefois:
la compatibilité au droit de l'Union européenne de la contribution paraissait « pouvoir être sérieusement défendue en l'état de la jurisprudence européenne ».
En réalité, Bercy se trompe et n’anticipe pas sérieusement un engrenage qui lui revient à la figure cinq ans plus tard. De cette erreur, on ne peut évidemment tirer aucune conclusion hâtive. En revanche, on peut regretter que les dispositifs d’alerte et de contrôle de conformité soient aussi légers dès lors qu&rrsquo;un avocat fiscaliste spécialiste du dossier lance une alerte argumentée, qui s’avère quelques mois plus tard très bien inspirée.
L’autisme français à partir de 2013
La suite du rapport illustre bien, par la suite, l’inertie de la technostructure française face aux problèmes ou aux dysfonctionnements. Une fois que la machine étatique est lancée, il est à peu près impossible de la faire bouger.
Ainsi, par lettre en date du 6 septembre 2013, la Commission européenne a appelé l'attention des autorités françaises sur la conformité au droit de l'Union européenne de la contribution additionnelle. Face à l’inertie française, la Commission s’incommode et déclenche une procédure de mise en demeure le 26 février 2015.
La Commission européenne fonde son argumentation sur le but de la directive mère-fille, qui est de « prévenir les doubles impositions économique des dividendes afférents à des participations en chaîne à l'intérieur de l'Union ». Imposer les bénéfices d'une société mère intermédiaire serait contraire à cet objectif, selon la Commission.
Le 2 septembre 2015, la Cour de Justice sanctionne la fairness tax belge, dans son arrêt Steria, pour incompatibilité avec l’article 4 de la directive.
Sur toutes ces alertes pressantes, la position de la rédactrice du rapport est éloquente:
Certains interlocuteurs de la mission contestent toutefois la comparaison entre la fairness tax et la contribution additionnelle.
Cette phrase résume parfaitement l’autisme de la technostructure française: le bruit de canon se rapproche, mais on est sûr qu’il ne nous atteindra pas. La même soupe fut servie en son temps sur Tchernobyl: le nuage toxique survole l’Europe, mais il ne peut pas toucher la France.
On regrettera ici que la rédactrice du rapport n’ait pas les mots suffisamment clairs et percutants pour dire la lourde responsabilité que portent les hauts fonctionnaires français lorsqu’ils laissent un risque se réaliser à force de déni et de certitude quant à leur propre argumentation.
Le procès réussi de l’instabilité fiscale
On laissera ici le lecteur achever seul sa lecture du rapport de l’IGF. On retiendra seulement le procès en creux que le rapport de l’IGF instruit sur l’instabilité fiscale.
Bercy adore changer les règles fiscales très régulièrement, et souvent de façon précipitée. Cette instabilité est une cause majeure de mal governo en France. L’affaire de la contribution additionnelle en montre les coûts directs pour le « système »: alors que les contribuables demandent la stabilité, la technostructure organise une valse permanente des règles qui sème le doute et crée d’importants préjudices.
Bercy ne trouve jamais assez d’arguments péremptoires pour expliquer que l’instabilité fiscale est préférable à la stabilité fiscale. Cet autisme épuise la société civile, et s’il y a bien une conclusion à tirer de cette affaire, c’est la brutalité des mesures qu’il conviendrait de prendre pour purger notre haute administration de cette insupportable arrogance qui la conduit à expliquer jusqu’au bout, envers et contre tout, qu’elle a toujours raison.
Le procès manqué de l’insoutenable légèreté administrative
Sur le fond, la haute fonction publique française est pétrie de certitudes, jusqu’à mettre le pays en risque et en déliquescence, faute d’un commandement politique suffisamment courageux pour se faire respecter. Le rapport de l’IGF en joue un énième épisode.
Ainsi, la contribution additionnelle serait une décision unilatérale d’un ministre contre Bercy. Sauf que le rapport de l’IGF instaure un silence gênant sur ce qui s’est passé entre le 1er juin et le 19 juin 2012, ces 18 jours de gestation de la contribution additionnelle.
Sur ce point, le rapport de l’IGF n’éclaire pas. On le regrettera, puisque le silence donne le sentiment qu’il y a, dans cet interstice politique, des choses gênantes à révéler.
En attendant, la thèse d’une responsabilité purement politique face à une administration éclairée mais mise sous le joug paraît trop manichéenne pour être prise pour argent comptant.
Surtout si l’on songe que, plusieurs mois après la déconfiture, des hauts fonctionnaires continuent à soutenir qu’ils avaient raison. Il n’est pire sourd…
Les lecteurs doivent savoir que j'ai pu être influencée dans cette enquête par mes fonctions antérieures en qualité de directrice de la législation fiscale (de janvier 2004 à mars 2012) et que j'ai personnellement été partie prenante à la genèse du sujet, puisque j'avais sollicité au début de l'année 2012 l'autorisation d'ouvrir une consultation de place pour remplacer la retenue à la source sur les dividendes versés aux organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) non-résidents, dont l'annulation par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) paraissait certaine ; cela n'a pas été possible avant le changement de majorité. Cette situation a été discutée avec le déontologue de l'Inspection générale des finances (IGF) ; il a été convenu de renforcer les processus de relecture interne pour tenter de limiter les risques de biais d'analyse.
Marie-Christine Lepetit, chef du service de l’ Inspection Générale des Finances
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog