Derrière les mots d’ordre « d’intérêt général », les rentiers de la sphère publique se comportent comme des petits « possédants ». Ils protègent ce qui est devenu un patrimoine, source de rentes, et pensent à leurs héritiers.
Sous l’Ancien Régime, les ambitieux savaient qu’ils n’auraient un avenir valorisant dans la société qu’en faisant partie de l’aristocratie. Ses membres bénéficiaient de ce statut à vie, assortis de nombreux privilèges, notamment en termes de taxation dont ils étaient dispensés puisqu’à l’origine ils payaient « l’impôt du sang ». Et en général, ils pouvaient transmettre leurs titres, avec ces privilèges, à leur descendance.
Les roturiers, s’ils étaient dynamiques, inventifs et créatifs, n’avaient d’autre choix que la fatalité d’une existence jugée morne d’un côté (la manière dont les uns et les autres s’habillaient était révélatrice), ou le combat pour se faire anoblir de l’autre.
S’ils optaient pour la seconde solution, il leur fallait alors, soit rendre des services exceptionnels au roi, par exemple au péril de leur vie, soit acheter une charge, qui pouvait être - ou non - héréditaire. Pour cette acquisition, il fallait réunir un capital, hérité - ou fruit d’un travail intense, honnête - ou pas. Une fois la charge obtenue, elle permettait de recevoir une rente, à vie.
Le 4 août 1789, les représentants de la Nation, eux-mêmes pour beaucoup des aristocrates, votaient dans l’enthousiasme l’émergence d’un « monde nouveau », caractérisé par l’abolition des privilèges. Le gouffre ainsi créé n’allait pas rester béant très longtemps. Et la situation actuelle, si elle n’a bien sûr rien à voir juridiquement, présente cependant quelques points communs.
Comme sous l’Ancien Régime, au fil des décennies (sur plus de deux siècles !), de nouveaux cadres d’emploi se sont mis en place, avec la constitution de statuts, eux- mêmes producteurs de revenus et privilèges garantis à vie. Pour y accéder, il fallait - et il faut toujours - passer des concours, souvent très sélectifs, nécessitant un intense travail de préparation. Et comme sous l’Ancien régime, où l’argent utilisé pour acheter une charge avait pu parfois être gagné malhonnêtement, des cas de tricherie aux concours, certes rares, sont parfois signalés.
Deux exemples, en France, sont emblématiques de cette pratique, pas si éloignée que ça, de l’Ancien Régime. Le statut de la fonction publique (FP) d’un côté, avec ses trois dimensions, la FP d’Etat, la FP hospitalière, et la FP territoriale, dont le socle date de 1945 (remanié entre 1983 et 1986), et le statut des cheminots, institué en 1920, de l’autre. Les agents de la SNCF sont des salariés, donc de droit privé, mais bénéficient d’un statut encore plus protecteur et avantageux que celui des fonctionnaires.
Certes, pour être fonctionnaire, il faut passer des concours, souvent difficiles, très sélectifs. Ils sont officiellement démocratiques, ouverts à tous, et égalitaires. Mais dans la pratique, souvent culturellement connotés, ils accordent un avantage net à celles et ceux issus du sérail, du fait d’un contexte familial et/ou relationnel, et qui donc en connaissent les codes, le langage, les mots clés, etc. D’ailleurs, les hauts responsables de l’Etat se lamentent régulièrement de la faible présence des jeunes « issus de la diversité » parmi les candidats. Et pour cause ! Les enfants de fonctionnaires bénéficient en effet d’un avantage culturel. Ils savent bien identifier les concours qui les amèneront là où ils veulent aller. Ils seront aidés pour se préparer à ces concours et les passer.
De la même manière, bien connectés, les proches des cheminots reçoivent une information de première main sur les circuits et procédures, voire d’un avantage relationnel. Si Laurent Brun, leader de la CGT à la SNCF, est fils et petit-fils de cheminot, c’est surement par le plus grand des hasards...
Cette analyse ne vaut d’ailleurs pas seulement pour la sphère publique. Elle concerne effectivement toutes les professions protégées (toujours la rente !), et bien d’autres secteurs d’activité. Mais dans ces derniers cas, il ne s’agit pas d’argent public, et ça change tout.
On comprend dès lors la rage exprimée par les mystiques de « la lutte et du mouvement social ». Officiellement, ils se battent pour « la préservation du service public », « le maintien des petites lignes », etc. Mais très concrètement, ils défendent surtout leur patrimoine, source de rentes. Comment appeler autrement ces revenus, garantis à vie (du fait aussi de retraites calculées de façon généreuse en comparaison des cotisations payées), à progression automatique (presqu’un gag dans la vie réelle) ? Tout cela sans correspondre forcément à un travail effectif (absentéisme plus élevé que dans le secteur privé, productivité faible de certains agents), une performance améliorée (chacun peut voir la difficulté de la SNCF à s’adapter), et encore moins à un risque entrepreneurial.
Cette protection statutaire, compte tenu de toutes les rentes, avantages et autres bénéfices qu’elle procure, dans certains cas sans même travailler vraiment, peut s’analyser comme une forme de patrimoine. Et un patrimoine, ça se lègue.
Cette psychologie, très répandue dans les secteurs public et parapublic, mais sans que personne n’en ait conscience, n’est pas très démocratique ni républicaine. Cependant, les protagonistes ont plein la bouche de ces deux mots.
La vague réformatrice qui semble enfin atteindre la France pourra-t-elle aussi transformer cette partie de notre paysage ?