La réforme des retraites est mal partie. Après une interminable période de préparation, largement consacrée au dialogue avec les partenaires sociaux, le Haut-commissaire en charge de la préparation de cette réforme est passé à la trappe, et le dossier a été repris, côté gouvernemental, par des personnes qui n’y connaissaient pas grand-chose. Surtout, il ne semble pas que JP Delevoye ait étudié la question stratégie, pourtant essentielle. Il est tard pour s’inquiéter de cet aspect fondamental, mais mieux vaut tard que jamais ! Alors, que conseiller au niveau stratégique ?
Viser le cœur
Réformer une institution qui redistribue chaque année 14 % du PIB requiert une motivation solide. Vouloir passer de 40 régimes à un seul, pour la retraite dite par répartition, est une intention louable, mais ce n’est pas le fonds du problème. Ce qui est vraiment stratégique, c’est le principe de fonctionnement du système, qu’il soit divisé en de multiples régimes ou unifié en un seul.
Or le principe actuel est celui de la pyramide de Ponzi : on distribue au fur et à mesure de leur perception toutes les rentrées de cotisations, mais on fait comme s’il s’agissait d’une épargne investie dans des actifs susceptible de produire des revenus pour les futurs retraités. C’est là le point faible du dispositif actuel : le législateur français a donné en 1941 son accord pour mettre en place un système analogue à celui qui a valu à Bernard Madoff d’être condamné à 150 ans de prison ! N’importe quel citoyen aurait compris le scandale qu’est la rémanence d’un dispositif pris en toute hâte, dans des circonstances dramatiques, par un gouvernement aux abois, déjà sous l’emprise de l’envahisseur. Macron aurait pu dire en substance : « bientôt 80 ans de cette magouille financière, ça suffit ! Débarrassons-nous de cet héritage vichyssois, fondons notre système de retraites sur quelque chose de sérieux, mettons enfin en place une formule économiquement rationnelle. »
La formule économiquement rationnelle est simple et devrait être connue : j’en ai fourni l’idée il y a 40 ans, dans la revue de l’Institut National d’Etudes Démographiques, avec un article dont le titre était parfaitement explicite : « Le rôle du capital humain en matière de retraites et de prestations familiales ». Il s’agit tout bonnement du développement de la phrase célèbre du démographe Alfred Sauvy : « En répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Le Président de la République, au lieu de justifier implicitement le système en place en annonçant dans sa campagne électorale qu’il voulait un système dans lequel chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits à pension, aurait dû expliquer aux Français que notre législation des retraites était ubuesque, et qu’un changement radical s’imposait.
Si Emmanuel Macron avait eu cette intelligence – mais hélas il est tacticien, pas stratège – les Français auraient découvert que la terre tourne autour du soleil, et non l’inverse, ils auraient vu que se présentait à eux un homme capable de les faire passer des billevesées ptolémaïques à la rationalité copernicienne. La réforme des retraites aurait démarré à partir d’une avancée conceptuelle décisive. Au lieu de quoi nous sommes enlisés dans des négociations de marchands de tapis. Il aurait fallu une vigie juchée au-dessus du hunier et, de là, découvrant le nouveau monde ; nous avons hérité d’un soutier qui, certes, a raison de vouloir rassembler tous les impedimenta de même provenance dans un même compartiment, mais ne remplit évidemment pas le rôle du capitaine fixant le cap pour découvrir une terre nouvelle.
En somme, les déconvenues actuelles, toutes ces discussions stériles sur des points relativement secondaires, sont la conséquence d’une regrettable insuffisance d’ambition pour le projet de réforme des retraites. Et ce manque d’ambition provient lui-même d’un manque de culture économique : visiblement, ni le Président ni son entourage n’ont pris conscience du fait que la retraite dite par répartition fonctionne par capitalisation, mais une capitalisation spécifique, basée sur le principal facteur de production : l’être humain. C’est pourtant simple : depuis la nuit des temps, chaque homme et chaque femme a compté sur ses enfants pour subvenir à ses besoins quand ses forces auraient décliné. Un président de la République, un Premier ministre, un haut-commissaire à la réforme des retraites, un ministre des affaires sociales, s’il n’a pas compris cela, n’a pas les compétences requises pour exercer ses responsabilités.
Ne pas confondre législation et gestion
La seconde erreur magistrale commise par les Présidents, Premiers ministres et ministres de notre cher mais pauvre pays, est de légiférer sur des points qui relèvent des responsables administratifs et des techniciens. La loi n’est pas faite pour fixer l’âge pivot à 62 ans plutôt qu’à 63 : c’est au directeur de France retraites, si l’on appelle ainsi le régime unique, de prendre la décision de relever cet âge au fur et à mesure des progrès de la longévité, et surtout de l’espérance de vie en bonne santé. Idem pour la valeur de service du point et pour les conditions exactes d’acquisition des points : la valeur de service est un paramètre permettant de ne pas distribuer plus qu’il ne rentre dans les caisses, sa manipulation est comme celle du frein et de l’accélérateur dans la voiture présidentielle, l’affaire du chauffeur, pas des personnages politiques qu’il convoie.
Nos gouvernants ont pris la détestable habitude de faire ce que j’appelle le travail du chauffeur. Ils mettent dans des projets de loi des dispositions techniques qui ne relèvent évidemment pas de la responsabilité des parlementaires, ni même de l’exécutif, mais des gestionnaires. Les discussions au Parlement sont souvent psychédéliques, parce que l’on demande à des députés et sénateurs de voter des mesures techniques pour lesquelles la plupart d’entre eux n’ont pas de compétence. Le législateur doit se prononcer sur des textes ayant une véritable vocation à figurer dans une loi, pas sur ce qui relève de la gestion des affaires courantes ! La plupart des articles des lois de finance et des lois de financement de la sécurité sociale consistent à faire un acte politique de ce qui est une simple affaire de gestion. Cela déresponsabilise les gestionnaires, qui deviennent des exécutants mettant en œuvre des décisions préparées par les services du Gouvernement, et votées quasiment à l’aveugle par des députés et sénateurs soit incompétents, soit formés principalement à la chicane budgétaire, et fort peu à la gestion.
De plus, dans une Assemblée la responsabilité individuelle est absente : on ne peut pas renvoyer des centaines de députés et de sénateurs parce qu’une majorité d’entre eux a voté une mesure stupide, alors que le chef de service d’une administration, lui, peut être considéré comme personnellement responsable s’il prend une mauvaise décision.
Recourir à la capitalisation lorsque c’est la solution de bon sens
Un des aspects psychédéliques de la réforme en cours est la tentative de régler au moyen de la répartition des problèmes dont la solution dépend logiquement de la capitalisation. Les contreparties fournies aux travailleurs qui exercent des métiers particulièrement usants ou dangereux ne relèvent absolument pas de la répartition, formule dans laquelle les pensions viennent récompenser l’investissement dans le capital humain. Nos dirigeants devraient comprendre que dangerosité et pénibilité du métier n’apportant rien à la force de travail, ces caractéristiques de certaines fonctions doivent être tout simplement mieux payées, une partie de ce paiement pouvant être orientée vers un fonds de pension, qui permettra au choix de cesser l’activité professionnelle à un âge relativement précoce, ou de disposer d’un revenu plus important durant la retraite.
La sottise des essais qui sont actuellement faits pour trouver des arrangements en répartition est pitoyable ; elle manifeste principalement deux choses : premièrement, l’ignorance dans laquelle sont politiciens et syndicalistes (y compris, semble-t-il, les syndicats patronaux) concernant ce qu’est la retraite par répartition – des droits à pension en échange d’un apport à la formation du capital humain ; et deuxièmement, le désir malsain de reporter à plus tard la solution des problèmes. Cette seconde affirmation correspond à la propension des responsables politiques de l’année n à prendre des mesures dont le coût budgétaire se fera sentir non pas immédiatement, en n ou n+1, mais en n+10 ou n+20 ou n+30 : à eux la reconnaissance des électeurs pour avoir pris des mesures généreuses ; et à leurs successeurs d’en organiser le paiement ! Le recours à la capitalisation, correspondant au provisionnement des dépenses programmées pour l’avenir en contrepartie de services rendus aujourd’hui, est la solution naturelle du point de vue équité et logique économique, mais naturellement les responsables politiques s’orientent volontiers vers la solution qui laisse à d’autres le soin de faire le sale boulot – trouver des sous.
Conclusion
Au terme de cette réflexion, il convient de souligner deux choses : d’abord, l’absence de connaissances économiques élémentaires au sein de la classe politique dirigeante. Visiblement, l’ENA, qui forme une partie importante de ces dirigeants, ne remplit pas correctement sa fonction. On parle beaucoup d’une profonde réforme, voire d’une suppression de cette école ; j’aurais tendance à penser qu’on serait mieux inspiré si l’on commençait par donner des notions économiques de bon sens à ces jeunes promis à des responsabilités allant d’assez importantes à très importantes. Ils connaîtraient ne fut-ce que les rudiments de l’économie du capital humain, un progrès considérable serait réalisé, et bien des bévues seraient évitées.
Deuxièmement, nous observons une grave confusion entre ce qui relève de la loi, ce qui relève du règlement, et ce qui relève de la gestion courante. La mise en place d’un système de retraite par répartition unique (l’adjectif « universel » me paraît inadéquat) ne relève logiquement que d’une loi simple et courte ; la loi doit fixer des principes de juste conduite, en particulier le lien entre l’investissement dans le capital humain et les droits à pension et l’unicité de la répartition ; le détail n’est pas son affaire, ni celles d’ordonnances, ces espèces de « sous-lois », manifestations de la confusion des esprits, qui ne savent plus faire correctement la distinction entre loi et commandement, pour reprendre la terminologie de Hayek.
Le Premier ministre, qui a commencé par être membre du Conseil d’Etat, s’est-il plongé un jour dans la lecture du rapport public 1991 de cette auguste institution ? Déjà à cette époque le rapporteur s’alarmait de la prolifération des textes, de la surproduction normative, de l’instabilité des règles, de la dégradation de la norme et des conditions d’élaboration des textes. Si l’on s’intéresse à la production législative relative aux retraites, elle coche sans aucun doute ces quatre cases. Ce n’est pas de cette frénésie brouillonne dont la France a besoin, mais de textes moins nombreux et plus courts, basés sur une réflexion plus éclairée.