Identité, identités
Les municipales prochaines, sont, comme toujours, l’occasion de s’interroger sur notre pacte républicain. Que souhaitons nous faire ensemble ? Notre pays est-il autre chose que la somme de nos différences sociales, économiques, culturelles ? C’est peu de dire que le pays est fracturé. Jérôme Fourquet, dans son ouvrage « L’archipel français », décrit bien cet éclatement d’une nation dans laquelle des grandes lignes de force – le catholicisme, le communisme, la gauche et la droite, la ville et les campagnes…- qui organisaient notre société ont disparu. Des îlots identitaires se superposent ; la France populaire des gilets jaunes n’est par exemple pas celle des banlieues. La convergence des luttes ne s’est pas produite, car les identités se sont construites différemment, les cortèges ne se rejoignent pas. Christophe Guilluy dans « La France périphérique » a bien rendu compte de ce morcellement, l’idéal politique unitaire a été remplacé en quelques générations par une tectonique des plaques, sourde, imprévisible, souvent violente. L’élection d’Emmanuel Macron, venu de nulle part, et surtout pas d’un des camps traditionnels a été le symptôme de cette nouvelle France.
Les naufragés de l’archipel
Dans cet archipel, il est une population naufragée. Les personnes âgées ont souvent perdu leurs attachements traditionnels, ceux qui ont porté leur vie, sans pour autant être capables de s’arrimer aux nouvelles recompositions françaises. Bien souvent, elles enchaînent les ruptures sociales. La première est la sortie du monde professionnel. Cette retraite, tant espérée pour beaucoup, se transforme en face à face avec soi-même ou son conjoint. Viennent ensuite pour beaucoup, surtout les femmes, la perte du conjoint. A cela s’ajoute parfois l’éloignement des enfants, le fait de vivre dans un territoire isolé, le manque d’accès ou le manque d’habitude du numérique, le manque de ressources. Par exemple, 75 % de la population de plus de 12 ans utilise internet tous les jours, alors que plus de la moitié des seniors de plus de 80 ans ne l’utilise jamais.
Les personnes âgées, dans cette France qui change, sont ainsi le creuset de toutes les fractures : désertification des territoires, fracture numérique, éloignement des services publics, faiblesse des retraites.
La fracture invisible
L’isolement des personnes âgées n’est que très peu connue, à part bien sûr des professionnels du secteur. Ce n’est pas anormal, puisque, à proprement parler, les seniors ne forment pas une communauté au sens d’un groupe social qui aurait des caractéristiques communes. Les retraités peuvent être urbains, péri-urbains ou vivre à la campagne, leur catégorie socio professionnelle d’origine couvre tout le spectre social, leurs habitudes de vie, leurs convictions politiques ou religieuses, n’offrent que peu de prise à des analyses unitaires.
Une étude CSA pour Les Petits Frères des Pauvres a cerné le phénomène en distinguant quatre cercles de rupture sociale : l’isolement du cercle familial, du cercle amical, du cercle du voisinage, du cercle associatif. Une personne âgée peut avoir décroché d’une ou de plusieurs de ces zones de proximité sociales, et être donc dans une situation d’isolement relative ou au contraire dramatique.
La mort sociale
300 000 personnes se trouvent en état de véritable mort sociale, isolées des quatre cercles, c’est-à-dire qu’elles ne voient soit jamais, soit très rarement, d’autres personnes. 900 000 personnes sont coupées des cercles familiaux et amicaux, les plus importants. 21 % se déclarent isolées de leur famille, 28 % de leurs amis, 21 % de leur voisinage, 55 % des réseaux associatifs.
Un bon indicateur de l’isolement est la fréquence des sorties du domicile : l’étude CSA souligne que plus d’une personne sur trois ne sort pas de chez elle tous les jours. Les personnes concernées sont parfaitement conscientes de leur solitude, ce n’est pas un état latent, mais au contraire une situation parfaitement conscientisée. 56 % des personnes interrogées se sentent seules, et ce sentiment est d’autant plus fréquent qu’elles sont vulnérables ; cette proportion passe par exemple à 63 % pour les revenus inférieurs à 1000 euros par mois. Un tiers des personnes de plus de 60 ans disent qu’elles n’ont personne avec qui parler de sujets personnels, qu’elles n’ont pas de confident.
L’armée des ombres
Dans « L’enfant sauvage », François Truffaut mettait en scène Victor, cet enfant de l’Aveyron qui avait été coupé de tout rapport humain depuis sa petite enfance et qui n’avait jamais réellement réussi à vivre en société. Et de fait. Être humain, c’est d’abord être un être relationnel ; exister, ce n’est que tisser sans cesse tous les liens qui font notre humanité : le langage, les interactions sociales, les codes sociaux, le simple paraître…
Qui dira la souffrance de ceux qui sont coupés des autres ? Qui dira cette mort lente, cette extinction de tous les instants, cet étouffement de l’instinct vital, cette lente descente vers une humanité amoindrie ? Depuis combien de temps avez-vous passé plus de 48 heures sans parler à personne ?
Cette armée des ombres est à coté de nous, ici et maintenant, le monsieur de la maison d’en face, la dame du quatrième étage…
Une société qui ne sait pas inclure ses anciens est-elle encore réellement une société ? Cette question, parce qu’elle transcende largement les fractures de notre pays, peut être un des rares sujet de rassemblement des municipales à venir.