On ne peut pas dire que la communauté financière est accordée une grande attention aux discours sur l'Etat de l'Union, présentée devant le Parlement européen par Ursula von der Leyen. Pourtant il est une étape supplémentaire sur le chemin qui pourrait mener le « vieux continent » à jouer un rôle plus important tant en termes géoéconomiques que géopolitiques. L'Europe en a les moyens ; elle est en train de montrer qu'elle peut en avoir la volonté.
On se souvient que les marchés avaient salué en juillet dernier la capacité de l'Union Européenne à s'entendre sur un plan de relance, financé sur ressources propres . N'est-ce pas, au travers de cette initiative de politique budgétaire commune, une étape significative de franchie vers davantage d'intégration ? L'image de l'étape ne signifie-t-elle pas que d'autres démarches ayant le même but seront entreprises ? Bien sûr que oui. Pourtant les investisseurs et les opérateurs n'ont au mieux prêté qu'une oreille distraite au discours sur l'Etat de l'Union, prononcé avant-hier par Ursula von der Leyen , la Présidente de la Commission, devant le Parlement européen. C'est dommage ; donnons-leur ici l'occasion de se rattraper ! Synthétisons ce qu'elle a dit, mettons les propos tenus dans une perspective historique et essayons de donner du sens à la démarche.
L'ambition de l'Europe, à écouter von der Leyen se décline autour de trois thèmes : protection, stabilité et opportunité :
- La protection avec la santé et l'emploi ;
· La stabilité avec le soutien à l'économie et les initiatives de relance ;
· L'opportunité avec le « pacte vert » pour la transformation environnementale et la transition technologique, dont le numérique et l'intelligence artificielle.
Pour que ces projets se concrétisent, il est important que l'environnement extérieur ne constitue pas un frein . En la matière, l'Europe doit s'engager au niveau international pour assurer une « mondialisation juste ».
Essayons de mettre en perspective cette indéniable marque de volonté . Pour que son projet réussisse, l'Europe doit être suffisamment forte pour que les autres pays « y pensent à deux fois » avant d'essayer de la contrecarrer. N'est-ce pas Golda Meir, ancienne Premier ministre d'Israël, qui disait : « soyez fort, on ne respecte que les forts » ? Retenons trois périodes :
· Des années 50 aux années 80, la clé du succès de l'expérience de plus grande unité européenne est l'intégration économique ; la géopolitique est l'affaire de l'OTAN ou des deux « exceptions à la règle » que sont la France puis le Royaume-Uni ;
· De la fin de la Guerre Froide (1989) à la crise financière de 2008, un multilatéralisme, fondé sur des règles et des accords, devient une ambition partagée et la construction européenne, un exemple en la matière ; on croit alors à « la fin de l'histoire » (Francis Fukuyama, 1992) et à la convergence non-contrainte des modèles économiques et politiques ;
· A la fin des années 2000, le double mouvement, des échecs américains (en Irak pour ce qui concerne la gestion des affaires du monde et la preuve par les faits que l'excès de confiance dans l'autorégulation des marchés conduit à des crises économiques très graves) et de l'affirmation du rôle croissant de la Chine dans les affaires du monde, créent les conditions d'un monde multipolaire et donc instable.
On doit pouvoir dire qu'il faudra attendre le début de 2019, avec la publication par la Commission Juncker d'une vue stratégique sur la Chine pour que l'UE reconnaisse officiellement la nécessité de prendre le monde tel qu'il est et se mette à exprimer une volonté de peser sur les évolutions en cour et à venir .
Il faut bien comprendre, tout au moins je crois, que les deux mouvements géoéconomiques et géopolitiques doivent être poussés plus avant et venir se renforcer mutuellement . Du côté du géoéconomique, la Commission a récemment renforcé l'arsenal juridique pour lutter contre la concurrence étrangère déloyale (au titre des aides d'Etat par exemple) ou pour faciliter l'apparition de « champions européens ». L'articulation entre renforcement de la compétitivité (cf. pour partie les propositions de von des Leyen), finalisation de la construction du marché unique (dont la banque et les marchés de capitaux) et lutte contre les pratiques concurrentielles « non-conformes » est essentielle pour que l'approche géoéconomique donne toute son efficacité.
Il faut aussi que l'approche géopolitique soit efficace et en appui. Ce qui signifie articuler une stratégie claire et se donner les moyens de la décliner sur tous les enjeux des relations internationales. Il y a évidemment les dossiers chinois, américain et russe ; mais il y aussi le reste du monde, et spécialement l'Afrique, le Moyen-Orient, la Turquie et … le Royaume-Uni.
Pour chacune de ces dimensions, un bon alignement entre l'Allemagne, la France et la Commission est un impératif ; en n'oubliant cependant pas d'écouter les autres Etats-Membres et de forger avec eux des majorités de conviction et d'action.
Il ne faut pas oublier que l'Europe a les moyens de « jouer dans la cour des grands ». C'est vrai de l'économie, des efforts de R&D, du soft power et de la diplomatie. En revanche, en matière de défense elle est en retrait . Les graphiques à la fin du texte illustrent cette réalité. La volonté d'agir manquait. Les « cailloux blancs » sur la route du vouloir s'ajoutent les uns aux autres. Le plan de relance en était un ; mais la stratégie chinoise de la Commission Juncker en était un précédent et le discours de von der Leyen sur l'Etat de l'Union en est un suivant . En ayant en tête que dans les enjeux de puissance, il n'y a pas à faire le tri entre le politique et l'économique. L'un et l'autre sont liés ; on vient de la rappeler. Au marché de ne pas être d'une sélectivité un peu myope. L'Europe bouge ! En août dernier, la revue Foreign Affairs publiait un article titré « le réveil géopolitique de l'Europe » et proposait deux conclusions :
· L'Europe sortira de la crise (sanitaire) plus forte et deviendra un acteur mondial davantage unifié ;
· Le XXIème siècle ne sera peut-être pas le siècle de l'Europe, mais pour que la logique libérale (sans doute doit-on comprendre économiquement et politiquement) s'impose, alors l'Europe devra jouer un rôle majeur.
Les mouvements engagés par l'UE servent les intérêts des investisseurs. A eux de savoir les saluer, même si cela implique quelques efforts analytiques sur des terrains qui ne sont pas naturellement les leurs .