Nord Stream 2 : La véritable histoire d’un rapport de force

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Par Jean-Pierre Riou Modifié le 29 novembre 2022 à 9h23
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@shutter - © Economie Matin
8 MILLIARDS €Le coût estimé du Nord Stream 2 est de 8 milliards d'euros.

Le doublement du gazoduc qui relie la Russie à l’Allemagne a divisé durablement l’Europe. Le rappel de son histoire est nécessaire pour envisager l’avenir, et réfléchir à 2 fois avant de miser trop gros sur le gaz.

La crise ukrainienne

En mars 2014, la Commission européenne décidait l’adoption de mesures restrictives vis-à-vis de la Russie en réponse à ses menaces sur l’intégrité de l’Ukraine. Ces restrictions ont été prolongées par rien moins que 64 décisions successives concernant leur renforcement et l’évolution des sanctions.

Malgré les postures indignées, aucune sanction européenne n’a encore visé la construction du gazoduc Nord Stream 2 qui menace pourtant de spolier l’Ukraine des revenus de son droit de transit par Nord Stream 1, et de diviser l’Europe, au point d’amener Kiev à solliciter des sanctions américaines contre ce projet qui dresse également contre lui les Pays Baltes et la Pologne.

Sanctions européennes et ambigüité allemande

L’affaire Navalny vient d’envenimer la situation, et amener Paris et Berlin à réclamer de nouvelles sanctions contre la Russie, qui évitent toutefois de viser le gazoduc. Leur appel sera suivi par de nouvelles mesures ciblées de la Commission, le 15 octobre.

Ce 21 janvier, le Parlement européen a mis les pieds dans le plat en exigeant l’arrêt immédiat des travaux du gazoduc Nord Stream 2. Faisant immédiatement réagir la ministre allemande de l’environnement Svenja Schulze qui s’est inquiétée de l’augmentation des besoins de gaz de l’Allemagne pour réussir sa sortie du charbon et du nucléaire, et la nécessité de doubler sa liaison avec la Russie du gazoduc Nord Stream, par le projet si controversé Nord Stream 2. Elle volait au secours du projet dont la suppression menacerait, selon elle, la solidité du processus constitutionnel de sa décision et exposerait l’Allemagne à des poursuites judiciaires.

Les sanctions américaines

Il y a tout juste un an, les sanctions américaines visant les entreprises impliquées dans la construction du gazoduc avaient amené la société Allseas, chargée de poser les tubes, à se retirer immédiatement du projet, gelant ainsi l’avancée des travaux pourtant presque terminés. La reprise du chantier par des bateaux russes, en décembre dernier s’est accompagnée d’un durcissement des sanctions américaines à l’égard de tout participant au projet. Celles-ci ont été intégrées au titre du « Protecting Europe’s energy security act (PEESA) » dans le budget de la défense 2021 (National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2021), qui a été adopté avec une large majorité le 1er janvier 2021, malgré le véto, alors systémique de D. Trump.

Par sa section 6231 “Clarification and expansion of sanctions relating to construction of Nord Stream 2 or TurkStream pipeline projects”, ses dispositions prolongent et renforcent les sanctions existantes.

Ces sanctions ont amené de nombreuses entreprises à quitter précipitamment le projet sitôt son redémarrage, notamment le groupe d’assurance Zurich AG.

L’opposition polonaise

En octobre 2020, la Pologne, opposée au projet, avait infligé une amende de 6,5 milliards d’euros à Gazprom pour ce projet qu’elle voit comme une menace pour la sécurité énergétique européenne. Un an plus tôt, elle avait déjà condamné le français Engie à 40 millions d’euros d’amende pour avoir “refusé, de manière répétée et sans fondement légal”, de lui communiquer les documents nécessaires à l’instruction de ce contentieux, qui pourrait aboutir à une nouvelle condamnation, puisque Engie participe au financement du gazoduc avec 4 autres énergéticiens européens (Uniper, Wintershall, OMV, et Shell).

Le rouleau compresseur russe

Le 25 janvier 2021, Armin Laschet, ministre-président de Rhénanie du Nord-Westphalie, qui pourrait être appelé à succéder à A. Merkel en septembre prochain, renouvelait son attachement au projet malgré les sanctions américaines et les réticences de l’Europe. Ce soutien allemand pourrait avoir levé toute réticence de Moscou pour l’achèvement des 148 km restants sur les 2460 km de la double conduite de gaz. Selon la presse russe, documents à l’appui, nombre d’entreprises qui ont quitté le chantier en raison des menaces américaines avaient déjà achevé l’essentiel de leurs missions et/ou auraient fourni auparavant le matériel nécessaire à leurs prestations, à l’instar de la société Allseas qui aurait transféré tout son matériel de soudage dans ses bureaux de représentation russes, ou de l’allemand Bilfinger GreyLogix qui aurait déjà importé pour 15 millions de dollars de matériel de surveillance, que Gazprom serait en mesure de mettre en oeuvre à sa place. De même, suite de la défection de l’assureur suisse Zurich AG, un nouvel assureur russe « IC Constanta LLC » aurait obtenu, fait sans précédent, tous les documents nécessaires à sa constitution en 2 jours et aurait fait les démarches pour être autorisé à « travailler avec l'industrie de la défense ou faire l'objet de sanctions ».

Enfin, malgré les sanctions américaines qui le visent, le bateau russe Fortuna a déjà repris les travaux au point où la compagnie Allseas les avait abandonnés il y a 1 an, tandis qu’un second bateau russe de pose de tubes, le Akademik Chersky, arrivait au port allemand de Wismar et que A. Merkel rappelait que les tensions autour de l’affaire Navalny n’étaient pas de nature à remettre en question un projet « privé » concernant l’Allemagne.

Malgré l’hypothèque liée au retrait de la société DNV-GL chargée de la certification, Sergei Pikin, directeur du Fonds russe de développement de l'énergie, ne semble guère inquiet par la portée des sanctions américaines qui n’affectent pas la construction elle-même. Et plus encore que les sommes qui auraient déjà été investies en pure perte dans le gazoduc, il met en avant le bénéfice de 10 milliards d’euros par an que permettrait son exploitation pour Gazprom, mais aussi pour les 5 énergéticiens européens cofinanceurs du projet.

L’indépendance européenne

La perspective de vendre son gaz de schiste à l’Europe n’est pas étrangère à l’opposition frontale des États-Unis. Mais on ne saurait l’y réduire.

Le 10 décembre 2018, son administration rappelait dans un Point de presse officiel « sur la sécurité énergétique européenne et Nord Stream 2 » que « l’appel des États-Unis en faveur de la diversification ne date pas de notre présence récente sur le marché de l’exportation du GNL » et que le soutien indéfectible des US à la diversification de l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne n’a pas faibli depuis plusieurs administrations. Mais que « Nord Stream 2 est un affront direct aux objectifs européens en matière d’énergie et de sécurité nationale » en augmentant sa dépendance à la Russie qui multiplie pourtant les violations du droit international.

L’ancien secrétaire d’État à la défense, Robert M Gates, allait plus loin le 18 décembre en publiant une tribune dans le NY Times qui dénonçait le manque de cohésion au sein de l’Otan, et le fait que « les actions des États membres contraires aux intérêts des autres alliés ne doivent pas être ignorées ». L’Allemagne était directement visée « non seulement pour le niveau pathétique de ses dépenses militaires, mais aussi pour l’échange des intérêts économiques et de sécurité de la Pologne et de l'Ukraine contre les avantages économiques du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l'Allemagne ».

Ce manque de cohésion au sein de l’OTAN est d’ailleurs un euphémisme puisque l’exploitation du gaz en Méditerranée orientale a exacerbé les tensions, notamment entre les forces turque et françaises, jusqu’à un incident « considérée comme un acte de guerre car c’est la dernière action avant l’ouverture du feu. En théorie, cela provoque le déclenchement immédiat du feu de celui qui est illuminé ». Cette situation s’était prolongée par le projet d’une clause de défense mutuelle entre la France et la Grèce, c'est-à-dire entre 2 pays membres de l’Otan contre l’agression d’un autre membre.

Forces et missions de l’OTAN

En 2014, les chefs d'État et de gouvernement des pays de l'OTAN avaient décidé de mettre sur pied une force d’intervention rapide dite « VJTF » en réaction à l'évolution de l'environnement de sécurité, et notamment à la déstabilisation de l’Ukraine par la Russie et aux troubles observés au Moyen-Orient.

Le commandement en est assuré par rotation entre 7 pays : l'Allemagne, l'Espagne, la France, l'Italie, la Pologne, le Royaume-Uni et la Turquie.

Ironie de l’Histoire, depuis le 1er janvier 2021, c’est l’armée de terre turque - 2ème armée de l’Otan en effectifs après les États-Unis, et 8ème armée au monde - qui en a pris le commandement.

Le bloc de l’Est

Face aux pressions américaines, la presse iranienne ParsToday évoque la coopération économique et militaire entre l’Iran la Russie et la Chine. La Chine aurait ainsi investi 400 milliards de dollars pour moderniser les infrastructures iraniennes. Elle y détient 80% des parts du plus gros gisement gazier mondial, celui de South Pars, après avoir repris les 50% détenus par Total avant que l’entreprise soit contrainte de les abandonner sous la pression des sanctions américaines contre l’Iran. Et ce bloc oriental peut compter la Turquie parmi ses alliés, attachée notamment à la Russie par le TurkStream, inauguré en août 2020 et dont le prolongement doit alimenter la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovaquie en gaz Russe, tout en contournant l’Ukraine.

L’Allemagne entretient historiquement des liens privilégiés avec Moscou. Notamment par le « Partenariat stratégique » sur la coopération économique et énergétique mis en place par V. Poutine et G. Schroeder en 2000. Ces liens sont renforcés aujourd’hui par la nomination de l’ancien Chancelier aux postes de président du CA du géant pétrolier russe Rosneft et de président du comité d’actionnaires de la société Nord Stream, ainsi qu’à travers la création de Gazprom Germania GmbH, filiale de Gazprom enregistrée à Berlin, qui comprend 40 entités opérant dans plus de 20 pays en Europe aux USA et en Asie. Ces liens éclairent le projet allemand de devenir la plate forme européenne du gaz à horizon 2035 et les bénéfices qu’elle compte en tirer.

L’alternative orientale

Après avoir mis en service, le 2 décembre 2019 le gazoduc de 3000 km, Power of Sibéria, qui alimente désormais la Chine, Gazprom vient de lancer les études de faisabilité du doublement de sa capacité avec Power of Siberia 2. L’explosion des besoins énergétiques de la Chine et les 24 000 km de canalisations prévus par Gazprom en Russie, dans son nouveau plan quinquennal, sont de nature à conférer à Moscou une position de force vis-à-vis de toute velléité de pression européenne sur sa politique, en lui tournant le dos.

Dans le nouvel ordre économique mondial, les ambitions expansionnistes de la Chine ne sont pas voilées. La Russie est son allié objectif, la Turquie et l’Iran en dépendent étroitement.

Ce n’est pas pour autant qu’un partenariat européen plus étroit avec la Russie manquerait de logique, ni d’avantages. Mais une dépendance militaire ou énergétique n’est pas acceptable.

Car il importe que la France soit souveraine pour décider de son avenir dans un contexte de plus en plus menaçant, et dans lequel les intérêts de chaque État membre risquent de poser la question de la nature même d’une « Union européenne ».

Perspectives françaises

Le propos de cette tribune n’est pas de trancher sur la pertinence du projet Nord Stream 2, mais se borne à éclairer les intérêts à long terme des forces en présence, et à compiler les liens des faits marquants qui en auront encadré le destin.

La maîtrise de l’énergie constitue un pré-requis vital.

A.C. Lacoste, Président de l’ASN avertissait en 2007 « Il importe donc que le renouvellement des moyens de production électrique, quel que soit le mode de production, soit convenablement préparé afin d’éviter l’apparition d’une situation où les impératifs de sûreté nucléaire et d’approvisionnement énergétique seraient en concurrence. »* Depuis, l’absence de toute volonté politique en ce sens a conservé à cette menace une actualité brûlante.

En pariant sur l’hypothèse qu’on pourra toujours compter impunément sur davantage de gaz et qu’on saura même en fabriquer suffisamment, à court terme, pour aider les énergies intermittentes à remplacer l’énergie nucléaire, notre programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) semble faire preuve d’un optimisme coupable.

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Jean Pierre Riou est chroniqueur indépendant sur l'énergie Membre du bureau énergie du collectif Science Technologies Actions Rédacteur du blog lemontchampot.blogspot.com

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