On mesure aujourd’hui beaucoup d’indicateurs internes à l’entreprise. En revanche, très peu d’indicateurs externes (positifs et négatifs) sont mesurés et communiqués : les émissions de carbone, la prédation sur la biodiversité, la consommation d’eau, de minéraux et notamment de terres rares, etc. Il faut donc commencer par cartographier ces externalités et mesurer l’impact, positif ou négatif, de l’entreprise.
C’est indispensable pour que le chef d’entreprise ait ainsi la grille de lecture lui permettant de faire évoluer son business model en faveur de l’écologie intégrale : réduire son empreinte, placer l’homme au coeur de sa stratégie, lutter contre les discriminations, favoriser l’égalité des chances, développer et accompagner tout salarié tant professionnellement que personnellement.
Le capital humain de l’entreprise est d’ailleurs l’une des clés principales de la création de valeur de long terme. On constate cependant que l’humain est très peu présent dans les évaluations de sociétés cotées, dont les formules de calcul n’intègrent quasiment que des critères financiers. Or on sait valoriser les jeunes start-up essentiellement sur leur capital humain, comme cela se pratique notamment dans les premiers tours de financement par des fonds de capital-risque. L’augmentation du capital humain est d’ailleurs prise en compte de manière importante dans la valorisation de ces sociétés, avant que les indicateurs financiers prennent le relais quand les sociétés grossissent. Il est malheureux que cet aspect humain disparaisse à mesure que la société grossit et il paraît urgent d’imaginer des formules de calcul du capital humain pour les grandes entreprises, cotées et non cotées, comme ce qui est fait pour évaluer leur capital financier.
À l’échelle des États, la mesure du PIB est un indicateur incomplet, car il reflète la croissance brute de manière quantitative, mais absolument pas la qualité de cette croissance. Tout comme on ne pourrait qualifier de vertueuse une entreprise qui générerait du profit au détriment de la population et de l’environnement, le PIB au niveau national échoue à représenter les effets secondaires de cette croissance, positifs ou négatifs, et notamment l’évolution de la santé, de la qualité de l’air, de l’éducation, des libertés etc. Cela nous ramène au sujet des externalités et la nécessité de les intégrer dans les formules de calcul. On ne peut considérer une entreprise comme une entité indépendante mais comme faisant partie d’un écosystème. La mesure de sa performance ne peut être endogène, et il est absolument nécessaire d’y intégrer des éléments de mesure exogènes. Cela donnera une meilleure boussole aux chefs d’entreprise, permettant non seulement de prendre les bonnes décisions pour l’entreprise seule mais aussi et surtout pour celle-ci vue comme partie intégrante de son écosystème, et dépendant à long terme de cet écosystème. Le développement et la santé de ses partenaires sont des conditions aussi importantes pour une croissance durable que le capital humain de l’entreprise elle-même.
Cette crise nous donne l’occasion de redéfinir les notions de croissance et de construction de valeur, et c’est justement la finitude et la précarité de nos modèles actuels qui devraient pousser les chefs d’entreprise, mais aussi les actionnaires et les investisseurs, à rechercher les conditions d’une croissance durable ou plus précisément d’une performance durable. Une croissance durable signifie durable dans le temps mais aussi, et peut-être surtout, durable par rapport à l’ensemble des composantes de l’entreprise et aux externalités qu’elle génère.
Pour cela, il faut réussir à trouver des outils de mesure qui qualifient la performance d’une entreprise dans toutes ses dimensions. Cette performance passe par :
– des critères financiers, parce qu’on ne peut pas les contourner ; il faut bien qu’une entreprise ait des performances qui lui permettent de se développer et d’être résiliente dans le temps ;
– une satisfaction des parties prenantes quelles qu’elles soient : corps social de l’entreprise, clients, fournisseurs, sous-traitants, etc. ;
– une analyse aussi précise et exhaustive que possible des externalités positives et négatives.
Par définition, une performance durable ne peut s’inscrire que dans le temps long. Cela nécessite un projet d’entreprise et une raison d’être sur le temps long également, à l’image de beaucoup d’entreprises familiales. Le temps long permet de réconcilier le profit financier et l’impact positif, aussi bien écologique que social. Il n’y a pas de profit à long terme sans performance durable, et il n’y a pas de croissance durable sans un projet qui s’inscrit sur le temps long. C’est ce temps long qui réconcilie toutes ces tensions autour de l’entreprise qui semblent contradictoires si on les examine uniquement sur le court terme. Sur le long terme, une entreprise est totalement dépendante de ses parties prenantes, si bien qu’il faudrait dès le départ s’accorder sur le projet de l’entreprise et faire adhérer toutes les parties à la création et à la répartition de la valeur, à court terme et à long terme. Il faut pour cela de la part du chef d’entreprise beaucoup de transparence et d’authenticité. Il faudra enfin convaincre l’actionnaire d’adhérer à la raison d’être et à une démarche de long terme, acceptant une rentabilité moindre à court terme mais plus durable, et donc en fait moins risquée. Tout comme certains investissements se font naturellement sur le temps long, il faudra adapter la comptabilité et la fiscalité pour prendre en compte un horizon d’investissement, et donc de mesure, différent. La situation éminemment compliquée de beaucoup d’entreprises qui vont voir leurs ratios d’endettement s’envoler va peut-être permettre ce passage au temps long. Leurs actionnaires, voyant s’évanouir la perspective de profits à court terme compte tenu de la conjoncture, n’auront pas vraiment le choix.
Ceci est un extrait du livre « Chef d’entreprise en temps incertains » écrit par Romain Lavault paru aux Éditions Salvator (ISBN-10 : 2706720999, ISBN-13 : 978-2706720994). Prix : 10 euros. Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation des Éditions Salvator.