Le voeu de vérité et les indicateurs statistiques

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Par Jacques Bichot Publié le 4 janvier 2019 à 6h05
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@shutter - © Economie Matin

Le vœu de vérité adressé à tous les Français par le président de la République, à l’occasion de l’entrée dans l’année 2019, est d’une importance telle que nous devons y revenir. Dans un précédent article, publié le 2 janvier, j’ai abordé le mensonge institutionnel sur lequel sont basées nos retraites par répartition, et la façon de « faire la vérité » dans ce domaine. Aujourd’hui est traité un autre aspect de la recherche de la vérité : l’amélioration des indicateurs statistiques dont nous disposons pour comprendre ce qui se passe en France et dans le monde, et pour guider notre action.

Le vieillissement de la population

Peu après la fin de la seconde guerre mondiale, lors de la création de la Sécurité sociale, l’âge de la retraite a été fixé à 65 ans. En 1946, l’espérance de vie à un an était 64,4 années pour les hommes et 68,8 pour les femmes1. La vieillesse commençait probablement, en moyenne, avant 65 ans. Mais un demi-siècle plus tard la situation est très différente : comme on le voit sur le graphique, l’espérance de vie à la naissance, en 1996, atteignait 74 ans pour les hommes et 82 pour les femmes. Et en 2017 nous en sommes à près de 80 ans pour les hommes et plus de 85 pour les femmes (l’écart entre les sexes se réduit).

Resterait-on vieux, aujourd’hui, beaucoup, beaucoup plus longtemps qu’il y a une soixantaine d’années ? Davantage, certainement ; mais il est invraisemblable que toutes les années de vie qui ont été gagnées l’aient été uniquement sous forme d’une prolongation de la vieillesse. Il est très probable que l’on devient vieux, aujourd’hui, à un âge nettement plus élevé que ce n’était le cas dans l’immédiat après-guerre.

Le « hic », c’est de ne pas pouvoir être beaucoup plus précis. S’il est clair que très peu de personnes sont « vieilles » à 62 ans, l’âge « officiel » de départ à la retraite en France, les démographes ne fournissent pas à nos dirigeants des données précises sur le degré de vieillissement de la population. Il est vrai que définir le vieillissement n’est pas chose facile, mais cela est une raison de plus pour consacrer davantage de travail hautement qualifié à éclaircir ce sujet névralgique. Faire la vérité, dans ce domaine, ce n’est pas tellement faire reculer l’erreur, c’est surtout vaincre l’ignorance.

La France dispose de démographes compétents, et si besoin est notre pays pourrait en former et en employer davantage. Il faut que nous améliorions nos connaissances relatives à l’état de vieillissement de notre pays, particulièrement en construisant des indicateurs fiables de l’espérance de vie en bonne santé, de l’espérance de vie sans incapacité, et de l’espérance de vie en pleine possession de nos capacités mentales. Prétendre s’occuper des problèmes de sécurité sociale et ne pas booster la recherche dans ce domaine névralgique pour les décisions à prendre en matière d’assurance vieillesse et de santé, c’est mentir, ce me semble !

Le PIB

Peu d’indicateurs font l’objet d’une utilisation aussi massive que le Produit intérieur brut, le célèbre PIB. La dette publique, les dépenses annuelles de l’Etat, celles de notre système de sécurité sociale, la production de notre industrie, de notre agriculture, la capitalisation boursière de nos grandes entreprises, tout est comparé au PIB. Et si l’on passe au niveau international, les différents PIB nationaux servent à comparer les pays, leur santé économique, leur puissance au niveau mondial.

Pour mériter d’être ainsi un chiffre de référence ultra-sollicité, l’indicateur PIB ne devrait-il pas être construit avec un soin tout particulier ? Pourtant ses lacunes sont énormes, et certaines d’entre elles sont bien connues. Keynes l’expliquait de manière humoristique en disant que s’il épousait sa cuisinière, et si elle continuait comme épouse à veiller à la qualité de ses repas, la production de biens et services en Grande-Bretagne ne changerait absolument pas, alors que pourtant cela ferait chuter le PIB.

L’INSEE réalise tous les dix ans des enquêtes emploi du temps qui permettent d’avoir une assez bonne connaissance du travail domestique, mais quand il s’agit d’évaluer monétairement ce travail, cet institut est amené à proposer une gamme de chiffres qui vont du simple au triple, selon la façon dont il estime la « valeur » de la préparation d’un repas, d’une heure de repassage, d’une conduite des enfants à l’école, et ainsi de suite.

Cela incite à s’interroger sur le recours exclusif à l’unité monétaire pour estimer la production de richesse. Le dollar, l’euro, etc., seraient des étalons de valeur, si l’on en croit les cours d’économie les plus classiques. Malheureusement, cela n’a pas grand sens. Si le salaire d’un fonctionnaire est revalorisé, sans changement dans son travail, cela augmente le PIB, sans que la production ait pour autant progressé le moins du monde, puisque cet indicateur retient le coût monétaire du travail effectué dans la fonction publique, et non la production réalisée grâce à ce travail. Et si un fonctionnaire paresseux qui fait son travail n’importe comment se convertit un beau jour en un modèle de conscience professionnelle, le pays va mieux marcher, les citoyens vont être mieux servis, sans que le PIB augmente d’un centime. Les gains de productivité dans la fonction publique n’ont aucun effet sur le montant du PIB ! Les améliorations (ou détériorations) de la qualité des services rendus à la population, pas davantage !

Supposons que les responsables des administrations publiques s’attèlent un jour à la tâche délicate de mieux gérer leurs services, et donc d’apporter davantage aux citoyens tout en levant moins d’impôt ou en réduisant le déficit budgétaire. Ce serait formidable ! Et pourtant, le PIB serait orienté à la baisse, du moins si ce gain de productivité publique ne débouchait pas sur une augmentation de la production dans le secteur privé.

Quand on s’intéresse à deux pays très différents, par exemple A où prévaut une économie informelle, les habitants vivant pour beaucoup d’une production non commercialisée, et B où inversement tout s’achète, se limiter à comparer leurs PIB va faire passer A pour un pays affreusement pauvre par rapport à B, alors que peut-être les gens y vivent mieux. S’intéresser au seul PIB, sans utiliser en complément un indicateur de monétarisation de l’activité économique, est scientifiquement inadmissible ; c’est pourtant ce qui est fait à longueur de publications en provenance d’organismes statistiques nationaux ou internationaux.

La capitalisation boursière

Chaque entreprise cotée en bourse peut être évaluée en multipliant le cours de l’action par le nombre des actions. Mais à quoi sert un tel indicateur, à part fournir de la copie aux journalistes en manque d’inspiration, qui peuvent faire un gros titre sur le thème : « le cours de Facebook ayant baissé, 100 milliards de dollars se sont évanouis » ? (c’est arrivé un jour de juillet 2018 ; et le 3 janvier de cette année, la capitalisation boursière d’Apple a chuté de 66 Md§). La baisse d’un cours peut effectivement résulter d’une désaffection de la clientèle, qui utilise un peu moins les services de la société cotée, mais bien d’autres causes peuvent produire le même effet : par exemple, il est possible que telle société qui était dans une situation proche du monopole commence à être soumise à davantage de concurrence, et doive de ce fait diminuer ses prix de vente. Dans un tel cas, la production de biens et services ne recule pas, au contraire, ni la capacité de production, mais le chiffre d’affaire peut stagner et le bénéfice diminuer.

Beaucoup de commentateurs vont alors parler d’une « destruction de valeur », mais ce qui diminue, à savoir la capitalisation boursière, n’a pas de véritable valeur au niveau macroéconomique. Il se produit simplement un phénomène analogue à la « destruction créatrice » rendue célèbre par Schumpeter : la création de capacités de production supplémentaires entraîne la suppression ou la diminution d’une situation monopolistique qui assurait (temporairement) de gros bénéfices. La richesse d’un pays peut augmenter dans le temps même où la fortune des actionnaires diminue globalement.

Voici un exemple historique de ce phénomène. A l’époque où le sucre était en Occident une denrée très rare, et donc très chère, les « compagnies » qui allaient se le procurer outre-mer faisaient des bénéfices somptueux et leurs actions étaient au zénith. L’industrialisation de la culture de la canne à sucre, puis la découverte du sucre de betterave, ont permis à tout un chacun de disposer d’autant de sucre que jadis un roi, mais les sociétés sucrières sont rentrées dans le rang ; leurs actions ne valent plus des fortunes, mais la société dans son ensemble s’est enrichie.

Moralité : nos indicateurs de richesse sont sujets à caution, parce qu’ils dépendent fortement de prix de marché que l’abondance de biens, qui est la vraie richesse, tire souvent vers le bas. Pour jauger la capacité de production d’un pays, son capital productif réel, la capitalisation boursière est un instrument très imparfait.

1) A cette époque, la mortalité infantile était effrayante, si bien que l’espérance de vie à la naissance était très inférieure à l’espérance de vie à un an : pour les hommes, 59,9 ans, et pour les femmes 65,2.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.