Un concert (quasi-)unanime de louange pour Jean Castex, nouveau premier ministre, et chaque journal, chaque émission y va de sa présentation d'un « homme de terrain », « fin connaisseur des dossiers », ou encore « proche des sphères du pouvoir », soulignant (quand même) le fait qu'il s'agit d'un haut fonctionnaire dans la grande et pure tradition administrative de l'Etat, ce qui naturellement ne saurait lui être a priori reproché.
Mais... le même jour, un faux hasard a voulu que le Procureur général près la cour de cassation annonce l'ouverture d'une information judiciaire contre l'ancien premier ministre, l'ancienne ministre de la santé et le toujours actuel (mais pour combien de temps ?) ministre de la santé, Olivier Véran. Il s'agit, pour le parquet général, de leur faire reproche de s'être volontairement abstenu de prendre les mesures propres à lutter contre un sinistre, faits prévus et réprimés par l'article 223-7 du code pénal.
Auteur des premières plaintes sur ce fondement, je mesure à la fois le chemin parcouru et celui restant maintenant à parcourir, avant qu'une vérité judiciaire se dégage.
A cette recherche de coupables ad hominem, l'Etat a opposé un responsable général : le système !
C'est la faute du système si les hôpitaux n'avaient pas assez de lits, pas assez de masques, pas assez de reconnaissance, et il fallait faire le procès de ce fichu système, et le mettre définitivement à mort, pour qu'une nouvelle ère puisse voir le jour.
La Commission d'enquête parlementaire, le Ségur de la santé sont autant de tribunaux populaires et démocratiques, où l'on fait comparaitre à la barre ici les acteurs du système, remontant jusqu'à Roselyne Bachelot (c'est dire), levant le bras de l'opprobre contre Jérôme Salomon et tous ceux qui l'ont précédé et qui ne sont que les pions du « système » dont on fait le procès. On se souvient du « ces choses-là ne remontent pas au ministre » d'Agnes Buzyn, des circulaires de changement de doctrine élaborés par l'administration sans concertation avec le ministre etc. Oui, vraiment, le système est responsable et coupable !
D'ailleurs, n'est-ce pas le sens des propos introductifs au Ségur de la santé de l'ex premier ministre, Edouard Philippe :
« lI serait difficilement compréhensible et probablement insupportable pour nos concitoyens, pour les médecins, les infirmiers, les aides-soignants, pour tous ceux qui ont du point de vue sanitaire, médico-social répondu à la crise, que la crise que nous avons traversée ne soit pas l’occasion de changements radicaux. »
Non seulement des changements, disait le premier ministre, mais au surplus radicaux, c'est dire s'il y a urgence.
Mais sur quoi devaient donc porter ces réformes ? Sur le financement de l'hôpital d'abord :
« S'agissant des modalités de financement, on a beaucoup écrit et débattu de l’évolution des modalités de financement, notamment de la fameuse T2A, la tarification à l’activité. Beaucoup de travail a été accompli par les équipes en charge de ce sujet. Mais nous devons passer beaucoup plus rapidement à la mise en œuvre. »
Sur la gouvernance de l'hôpital public d'autre part.
Sur ce point, un rapport piloté par le professeur Claris (et dit rapport CLARIS) a été remis au ministre de la santé le 17 juin 2020, et a été versé aux débats du Ségur, afin que le coupable visé à ces travaux soit enfin décapité, j'ai nommé le directeur d'hôpital.
On lit dans la lettre de mission du Professeur CLARIS et signée d'Agnès Buzyn ceci :
« Garantir dans chaque hôpital un mode de prise de décision inscrit dans une gouvernance stable, apaisée et fédératrice et accroître l’association de la communauté médicale et soignante à la gouvernance de l’hôpital sont apparues comme des priorités absolues ».
En effet, rapporte l'ancienne ministre :
« Au fil des années, le pilotage des hôpitaux s’est alourdi et rigidifié, freinant parfois le quotidien des équipes de soins mais aussi la prise de certaines décisions indispensables pour le bon fonctionnement des services.
C’est pourquoi la mission du Pr Claris traitera de la question de la simplification des processus de fonctionnement. Elle s’attachera à dresser un état des lieux des « irritants » rencontrés par les professionnels au quotidien au sein des établissements de santé. »
L'accusation est sans appel, le coupable désigné, et la peine ne pourra être que la mort : le système nouveau doit advenir, et tel est bien le sens du Ségur de la santé.
A dire vrai, le constat n'est pas nouveau, puisque Emmanuel Macron en 2018 pouvait déclarer :
« Je l'ai déjà dit, je veux que nous sortions d’une espèce de système qui a montré toutes ses limites, qui favorise la course à l'acte et l'activité, qu'incarne aujourd'hui la fameuse T2A, au profit d'un financement qui favorise la prévention, qui soutient la coopération entre les professionnels et qui remette la qualité comme premier objectif des prises en charge. (...) Et donc pour cela je veux remettre le médecin au cœur de la gouvernance. Il faut renforcer la participation des médecins au pilotage stratégique en associant mieux la CME aux décisions médicales, la CME doit peser dans les décisions à l'hôpital et pouvoir d'ailleurs prendre une part de décision propre. »
Comme évoqué, aux plaintes judiciaires, le Président de la République et avec lui, la classe politique dans son ensemble, commission d'enquête parlementaire en premier, opposent la nécessaire refonte du système de santé.
En cela, ces acteurs ne sauraient être démentis par l'actuel et nouveau premier ministre, qui alors qu'il était haut fonctionnaire à la Direction générale de l'organisation des soins pouvait déclarer en 2005 déjà :
« Aujourd’hui, nous devons travailler à construire l’hôpital pour les 20 années à venir, c’est un défi formidable. Les réformes en cours vont contribuer à atteindre cet objectif. »
et de poursuivre, à titre d’objectif :
« pour faire entrer l'hôpital dans la modernité, il est essentiel de poursuivre la montée en charge dynamique et progressive de la T2A dans les hôpitaux et les établissements de santé privés à but non lucratif, comme dans les cliniques privées. Nous devrons également respecter le calendrier prévu, si nous voulons répondre efficacement aux besoins de santé de nos concitoyens et construire l’avenir de l’hôpital. »
Fin connaisseur du monde hospitalier, selon le portrait qui en est fait par la presse, il déclarait :
« le système nécessite un gros travail de pédagogie. Il a le mérite, ajoute-t-il, d'obliger tous les établissements à se regarder avec lucidité. Tous les pays qui ont mis en œuvre ce type de tarification ont dû attendre quatre ou cinq ans avant que le modèle se stabilise. »
Le journal Le Monde, dans son édition du 22 février 2006, posait le débat en termes assez clairs :
« Dans le public, les craintes sont réelles de voir des établissements privilégier des activités rentables, au détriment d'autres, tout aussi utiles. Mais c'est surtout l'emploi qui pourrait être menacé. "La fonction publique hospitalière connaîtra, d'ici à 2015, plus de 383.000 départs en retraite, soit 55% de ses effectifs", note le conseil de l'hospitalisation dans son rapport de juillet 2005. Pour les uns, c'est là une chance d'accélérer la réforme. Pour d'autres, cette "gestion comptable" risque de nuire à la qualité du service public. »
Si l'on en croit Emmanuel Macron, le débat est tranché, en même temps que la tête du « système »
Mais alors pourquoi avoir nommé en qualité de premier ministre celui qui est l'incarnation presque parfaite de ce système qu’il faut décapiter ? Comment mettre à mort « un système » et en même temps promouvoir celui qui en est le père ?
Et surtout plus inquiétant, comment expliquer la nomination d'un chef du gouvernement qui a été le défenseur de LA mesure la plus contestée depuis 2005, et qui, à en croire, le Président de la République, est tout de même à l'origine, de ce qu'il convient de nommer la « casse » de l'hôpital public ?
Est-il un syndicat de praticiens hospitaliers pour ne pas partager l'avis du chef de l'Etat et des éléments de discours de l'ex premier ministre, lors du discours d'ouverture du Ségur ?
Alors que le pays se remet peu à peu d'une crise sanitaire sans précédent et qui a été le révélateur surpuissant des failles de l'hôpital public dénoncées depuis des années par les syndicats professionnels, et alors que la sortie de la logique de rentabilité de l'hôpital public est unanimement saluée comme la solution, le chef de l'Etat nomme comme chef du gouvernement celui qui est l'incarnation du problème, et ce dans une indifférence quasi générale.
Mais si cette nomination avec une explication constitutionnelle ?
Et si le Président de la République n'était pas un amnésique, mais au contraire un fin gouvernant qui tire, avec cette nomination, tire les leçons de la crise ?
Dans la tradition constitutionnelle française la plus récente, le pouvoir se répartit entre le parlement (pouvoir législatif) et le gouvernement (pouvoir exécutif), tandis que la justice n'est qu'une autorité et non un troisième pouvoir.
Le pouvoir législatif ne pose pas de difficulté particulière : il est l'incarnation du pouvoir : celui de faire la loi, et ce au nom du peuple français. Caractérisation parfaite de la démocratie, le parlement est l'organe qui vote les textes qui régissent la vie de la nation.
Mais pour le pouvoir exécutif, la situation est plus compliquée : il se partage entre le Président de la République et le Premier Ministre d'une part, tandis que d'autre part, son champ d'action n'est pas évident à cerner.
Antonin-Xavier Fournier, professeur de sciences politique à l'université du Québec, dans un article intitulé « Le partage des pouvoirs entre le président et le premier ministre », pouvait exposer
« Étrange gouvernement que celui de la Ve République, vu d’un pays et d’une province étroitement liés à la tradition parlementaire britannique. L’observateur néophyte aurait d’ailleurs bien des difficultés à savoir qui fait quoi au regard de la Constitution d’octobre 1958. Car si au Québec et au Canada le pouvoir exécutif est l’affaire d’un seul homme, le premier ministre, en France l’exécutif est dualiste, c’est-à-dire sous la direction d’un président et d’un premier ministre »
et de poursuivre :
« Bref, on le voit bien, à l’origine la Constitution de 1958 est génératrice d’ambiguïtés dans le partage des pouvoirs entre le chef de l’État et le chef du gouvernement ».
Cette question de la répartition des pouvoirs est la clef de voute pour comprendre le choix de Jean Castex comme 1er ministre. En effet, l'article 21 de la constitution est ainsi rédigé:
« Le Premier ministre dirige l'action du Gouvernement. Il est responsable de la Défense nationale. Il assure l'exécution des lois. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires. »
Mais comme le souligne le Professeur Fournier :
« En période majoritaire, le président s’arroge les compétences constitutionnelles du premier ministre pour ne laisser au chef du gouvernement que des « miettes » et quelques « effets de toge » devant l’Assemblée ».
Le Professeur CAPITANT, illustre juriste, distinguait au sein de l'exécutif deux types d'actes caractérisant d'ailleurs le pouvoir exécutif lui-même.
Il disait :
« il y a, d’une part, des actes administratifs et, d’autre part, des actes de gouvernement, c’est bien que le pouvoir exécutif est double : d’une part, il comporte le pouvoir de faire des actes administratifs (c’est ce que nous appelons le pouvoir administratif) et d’autre part le pouvoir de faire des actes de gouvernement (c’est ce que nous appelons le pouvoir gouvernemental) ».
Ici, avec la nomination de Jean Castex, cette distinction prend tout son sens : et le caractère bicéphal au sommet de l'Etat se résume à la formule suivante : au Président le pouvoir de gouvernement, au premier ministre, le pouvoir administratif.
A ce titre, plutôt que de « supprimer le système », Emmanuel Macron s'en est emparé, et en nommant un haut fonctionnaire aux convictions opposées aux siennes propres sur le domaine le plus sensible du moment qu'est la santé, et dont le premier ministre est un fin connaisseur, il envoie un message clair : le gouvernement, c'est lui, et il entend bien diriger l'Administration qu'il s'agit bel et bien de reprendre en main, et à ce titre, il donne crédit à l'analyse du professeur Fournier précité :
« D’un point de vue strictement logistique, le centre nerveux de l’administration demeure le gouvernement, entre les mains du Premier Ministre, qui coordonne les centaines de fonctionnaires à la disposition de l’État et du Président ».
On ne peut être plus clair ! Jean Castex était haut fonctionnaire au service du ministre de la santé, il devient haut fonctionnaire au service du Président.
C'est ce que certains professeurs de science politique appellent une reprise en mains et au fond, rien d'étonnant à ce que le nouveau premier ministre ait accepté le poste : diriger l'administration n'est jamais plus simple que quand c'est fait par un inter pares !
Ainsi, au chef de l'Etat le contrôle du gouvernement, au premier ministre le contrôle l'administration ! Cette répartition a un mérite : les ministres répondront de leurs actions devant le Président de la République, les administrations qui les secondent devant le Premier Ministre.
C'est, sous couvert de symboles, à une petite révolution à laquelle nous venons d'assister, faisant du Premier Ministre un fonctionnaire comme un autre, hiérarchiquement au chef du gouvernement qu'est le Président de la République.
Nous connaissions la formule prêtée (à tort, selon certains historiens) à Louis XIV : l'Etat, c'est moi. Emmanuel Macron pourrait maintenant y ajouter : Et le gouvernement c'est moi !